Conseil supérieur de la magistrature statuant comme conseil de discipline des magistrats du parquet
La commission de discipline du parquet, sur la poursuite disciplinaire exercée à l’encontre de M. X, procureur de la République adjoint près le tribunal de grande instance de V,
Vu l’ordonnance n° 58-1270 du 22 décembre 1958 portant loi organique relative au statut de la magistrature, modifiée par la loi organique n° 70-642 du 17 juillet 1970, notamment les articles 63, 64 et 65 de ce texte ;
Vu les dépêches en date des 19 et 29 mars 1993 de M. le garde des sceaux, ministre de la justice, à M. le procureur général près la Cour de cassation, président de la commission de discipline du parquet, saisissant cette commission pour avis sur la sanction disciplinaire que les faits retenus à l’encontre de M. X, procureur de la République près le tribunal de grande instance de V, lui paraissent devoir entraîner ;
Vu l’enquête diligentée par M. Roger Gaunet, avocat général à la Cour de cassation, rapporteur de la commission, l’entier dossier de la procédure ayant été préalablement communiqué à M. X et mis à la disposition de ses conseils ;
Vu le dossier administratif de M. X, également mis préalablement à la disposition de ce magistrat et de ses conseils ;
Les débats s’étant déroulés le 24 mai 1993, à huis clos, en présence de M. Roger Tacheau, directeur des services judiciaires, et de M. X., assisté de M. le bâtonnier Bernard de Bigault du Granrut, avocat au barreau de Paris, et de M. Claude Pernollet, substitut du procureur de la République près le tribunal de grande instance de Paris, lesquels, ainsi que le directeur des services judiciaires et les membres de la commission, ont dispensé M. l’avocat général Gaunet de la lecture du rapport qui leur avait été préalablement communiqué, M. X ayant été entendu en ses explications, puis M. Tacheau, directeur des services judiciaires, puis M. le bâtonnier de Bigault du Granrut, et à nouveau M. X, qui a eu la parole en dernier ;
L’affaire ayant ensuite été mise en délibéré ;
Considérant, sur les faits visés dans la saisine de M. le garde des sceaux du 19 mars 1993, que lors d’une conversation téléphonique de trente et une minutes menée de manière très familière avec une journaliste, au soir d’un réquisitoire prononcé le 15 décembre 1992 devant la cour d’assises de W par M. l’avocat général Y, M. X, qui avait été entendu comme témoin par cette juridiction en raison des fonctions de procureur de la République à A qu’il exerçait lors de la découverte du crime, tint des propos violents contre son collègue dont il désapprouvait les réquisitions concluant à l’acquittement d’un des accusés et à la condamnation de l’autre du chef d’homicide volontaire ;
Considérant que M. X imputait à M. Y de l’avoir « attiré dans un traquenard » et, au cours de deux rencontres préalables à ses réquisitions, de l’avoir « laissé parler pour mieux l’abattre » ; qu’il expliquait que l’avocat général avait été conduit à proposer un acquittement contrairement à son intention initiale, non par une évolution survenue à la suite de longs débats, mais par l’effet d’une insuffisance personnelle, d’une fragilité psychologique imputable à une « grave dépression nerveuse dont il sortait », allégation manifestement fausse ; qu’il en concluait que M. Y s’était rendu coupable de « forfaiture » en « passant à l’ennemi qui est la défense » ce qui l’amenait à tenir des propos injurieux à son égard le traitant de « collabo » et le surnommant « Legland » ;
Considérant qu’après les avoir niés, M. X a reconnu, après audition de l’enregistrement de la conversation, avoir tenu de tels propos ; qu’il soutient cependant, qu’ils n’étaient pas destinés à la publication intervenue contre son gré dans l’hebdomadaire V.S.D. le 23 décembre 1992 ; que s’il est exact que sa correspondante, qu’il avait connue comme journaliste, lui avait déclaré qu’elle ne « faisait pas partie de la presse » et qu’elle écrivait « pour [son] livre », elle n’en avait pas moins précisé qu’elle allait utiliser « pour Paris » et non « pas pour ... » la teneur d’une conversation entre MM. X et Y et aussi qu’elle allait « faire un truc là-dessus », et « un papier sur Y », dont manifestement elle ne savait pas encore quel journal le publierait ; qu’à cette fin, les deux interlocuteurs s’entendirent sur ce que M. X pouvait confirmer et sur ce que la journaliste devait prendre à son compte sans citer sa source ;
Considérant que les propos tenus, qui tantôt sont injurieux et tantôt portent atteinte à l’honneur et à la considération d’un magistrat tant dans sa vie privée, par l’imputation d’un fait imaginaire, que dans son activité professionnelle par une interprétation orientée et abusive de ses décisions, constituent, pour celui qui les a proférés, un manquement à la réserve, à la dignité et à l’honneur qui prend d’autant plus de relief que M. X a couru sciemment le risque qu’ils soient portés en tout ou partie à la connaissance du public par son interlocutrice dont les intentions n’étaient pas dissimulées ;
Considérant, sur les faits retenus dans la saisine de M. le garde des sceaux du 29 mars 1993, qu’à la fin du mois de décembre 1992 ou au début de janvier 1993, M. X, chef de la section financière du parquet de V, fut dessaisi, conformément à l’article R. 311-85 du code de l’organisation judiciaire, d’un dossier dont la presse, tant nationale que régionale, se faisait largement l’écho, qu’il avait suivi jusque-là et qui, depuis le 13 novembre 1992, était en cours d’instruction au cabinet de M. Z ; que, malgré ce dessaisissement intervenu tant pour le protéger d’une médiatisation excessive de son action, que pour éviter des interprétations abusives en raison des positions politiques prises dans cette affaire par son avocat personnel, M. X a continué à s’intéresser au dossier ;
Considérant qu’ayant reçu fin janvier 1993, une communication téléphonique au cours de laquelle la mère du principal inculpé, alors détenu, « tenait des propos véhéments contre la justice et menaçait de faire du scandale à la mairie », il s’abstint d’en faire part au procureur de la République qui suivait lui-même le dossier ; que cependant il ne ressort avec certitude ni de l’instruction ni des débats qu’il ait agi ainsi pour dissimuler une information ;
Considérant que s’il est établi que M. X a accepté de servir d’intermédiaire à un journaliste pour qu’il rencontre M. Z, il n’a pas pour autant mis celui-ci devant le fait accompli ; que s’il est vraisemblable qu’il a également renseigné ce même journaliste sur un lien d’alliance du juge, il s’agit là d’une indiscrétion qui ne saurait lui être imputée à faute ;
Considérant, en revanche, que le 12 mars 1993, évoquant l’affaire dont il avait été dessaisi avec le commissaire de police chargé de l’exécution des commissions rogatoires du juge d’instruction et apprenant qu’une perquisition devait avoir lieu quelques heures plus tard, il a critiqué devant cet officier de police judiciaire l’opération ordonnée par le juge, la qualifiant « d’ânerie » et se déclarant en mesure d’obtenir les documents recherchés par ses « contacts », son « réseau d’informateurs » ; que dans la soirée du même jour, lors d’un entretien avec le procureur, il a prétendu avoir eu en sa possession, avant qu’il soit remis au juge d’instruction par un inculpé, un écrit important pour la procédure et a annoncé que d’autres documents « allaient sortir » ; qu’il a d’abord refusé de s’expliquer sur ce second entretien puis a soutenu n’en avoir pas gardé le souvenir ; qu’il a, par contre, admis avoir tenu les propos rapportés par le commissaire de police mais a déclaré avoir agi par vantardise ; que devant la commission, M. X a expliqué qu’il s’agissait de sa part, dans les deux cas, d’affabulations, tout en laissant entendre que par l’intermédiaire de son avocat personnel, non constitué dans l’affaire, il pouvait nouer certains contacts ;
Considérant que l’attitude de ce magistrat constitue un manquement aux devoirs de son état en ce que, d’abord, au mépris de la subordination hiérarchique à laquelle il est tenu, il a continué à s’immiscer dans une affaire dont il avait été déchargé ; en ce qu’ensuite, il a laissé croire, en s’affranchissant des règles de la procédure pénale et sans en conférer avec sa hiérarchie ou le juge d’instruction, qu’il pouvait faire progresser, par des contacts officieux, une information confiée à ce magistrat ; en ce qu’enfin, il a manqué à l’obligation de loyauté envers son procureur en lui avançant pour vrais des faits qu’il reconnaît maintenant être le produit d’affabulations ;
Considérant, en définitive, que les fautes disciplinaires de M. X devraient conduire à l’écarter de postes de commandement et donc, dans la mesure où il entend poursuivre sa carrière au parquet, de ceux de procureur et procureur adjoint et qu’en raison de son comportement, il devrait être éloigné de la ville dans laquelle il exerce actuellement ses fonctions ;
Par ces motifs,
Après en avoir délibéré à huis clos, émet l’avis que pour les faits ci-dessus qualifiés de fautes disciplinaires soit prononcée à l’encontre de M. X la sanction de retrait des fonctions de procureur et de procureur adjoint assorti d’un déplacement d’office conformément aux articles 45, 2° et 3°, 46 de l’ordonnance du 22 décembre 1958 portant loi organique relative au statut de la magistrature ;
Dit que le présent avis sera transmis à M. le garde des sceaux, ministre de la justice, et notifié à M. X, par les soins du secrétaire de la commission de discipline du parquet.