Conseil supérieur de la magistrature statuant comme conseil de discipline des magistrats du parquet
CONSEIL SUPÉRIEUR DE LA MAGISTRATURE Formation compétente pour la discipline
des magistrats du parquet
Avis motivé
de la formation du Conseil supérieur de la magistrature
compétente pour la discipline des magistrats du parquet
sur les poursuites engagées contre Monsieur X,
vice-procureur de la République
près le tribunal de grande instance de xxxxx
La formation du Conseil supérieur de la magistrature compétente pour la discipline des magistrats du parquet, réunie le 8 avril 2014, à la Cour de cassation, 5 quai de l'Horloge, Paris 1er
La direction des services judiciaires étant représentée par Madame Valérie Delnaud, sous-directrice des ressources humaines de la magistrature, assistée de Madame Hélène Volant, magistrate à cette direction ;
Monsieur X, vice-procureur de la République près le tribunal de grande instance de xxxxx, étant assisté de Maître A, avocat au barreau de xxxxx et de Monsieur B, vice-procureur de la République près le tribunal de grande instance de xxxxx ;
Vu l'article 65 de la Constitution ;
Vu les articles 43 à 66 de l’ordonnance n° 58-1270 du 22 décembre 1958 modifiée portant loi organique relative au statut de la magistrature ;
Vu l’article 19 de la loi organique n°94-100 du 5 février 1994 modifiée sur le Conseil supérieur de la magistrature ;
Vu les articles 40 à 44 du décret n°94-199 du 9 mars 1994 modifié relatif au Conseil supérieur de la magistrature ;
Vu la saisine du garde des sceaux du 4 juillet 2013 ;
Vu la désignation, en qualité de rapporteur, de Monsieur Luc Fontaine, président de la chambre de l’instruction à la cour d’appel de Lyon, membre du Conseil, par décision du Président de la formation en date du 11 juillet 2013 ;
Vu les dossiers disciplinaire et administratif de Monsieur X, mis préalablement à sa disposition, de même qu’à celle de ses conseils ;
Vu l'ensemble des pièces jointes au dossier au cours de la procédure ;
Vu le rapport du 14 janvier 2014 déposé par Monsieur Fontaine, dont Monsieur X et ses conseils ont reçu copie ;
Vu la convocation adressée le 18 février 2014 à Monsieur X et sa notification à l'intéressé le 6 mars 2014 ;
Vu les convocations adressées le 18 février 2014 à Maître A et à Monsieur B ;
Vu le rappel, par Monsieur le Président de la formation, des termes de l’article 57 de l’ordonnance du 22 décembre 1958 susvisée, selon lesquels : « L’audience du conseil de discipline est publique. Toutefois, si la protection de l’ordre public ou de la vie privée l’exigent, ou s’il existe des circonstances spéciales de nature à porter atteinte aux intérêts de la justice, l’accès de la salle d’audience peut être interdit pendant la totalité ou une partie de l’audience, au besoin d’office, par le conseil de discipline » et l’absence de demande spécifique formulée en ce sens par Monsieur X et ses conseils, conduisant à tenir l’audience publiquement.
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L'affaire a été mise en délibéré au 29 avril 2014 à l'issue des débats qui se sont déroulés publiquement dans les locaux de la Cour de cassation le 8 avril 2014, au cours desquels Monsieur X a comparu assisté de ses conseils.
A l’ouverture de la séance, Monsieur Fontaine a été entendu en la lecture de son rapport, puis Monsieur X, assisté de Maître A et de Monsieur B, a été interrogé sur les faits dont le Conseil était saisi. Madame Delnaud, sous-directrice des ressources humaines de la magistrature, a présenté ses observations et a demandé le prononcé d’un avis de déplacement d’office. Après avoir entendu Monsieur B en ses observations, Maître A en sa plaidoirie, Monsieur X a eu la parole en dernier.
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Aux termes de la saisine du garde des sceaux du 4 juillet 2013, il est reproché à Monsieur X, le 21 novembre 2012 :
1° d’avoir échangé publiquement des messages, par le biais du réseau social Twitter, lors d’une audience de la cour d’assises des xxxxx où il occupait la fonction d’avocat général, avec Monsieur C, vice-président au tribunal de grande instance de xxxxx, assesseur de cette même cour, alors que ni l’arrêt criminel, ni l’arrêt civil n’avaient été rendus, messages ensuite largement publiés par la presse et d’avoir ainsi, en donnant une publicité au lien et à la connivence qu’il entretenait avec un autre des protagonistes du procès pénal en cours, manqué à son devoir d’impartialité et porté ainsi atteinte à la confiance que les justiciables doivent pouvoir accorder aux décisions de justice ;
2° d’avoir échangé, toujours dans les mêmes conditions, des messages qui évoquaient entre autres le meurtre de la présidente de la cour d’assises et de la directrice de greffe, des violences à l’égard d’un témoin et qui critiquaient le déroulement de l’audience et, ce faisant, manqué à son obligation de dignité mais également à son devoir de délicatesse à l’égard des personnes visées dans ces messages ;
3° d’avoir échangé, toujours dans les mêmes conditions, des messages sur Twitter alors même qu’il en était un utilisateur régulier et averti depuis plusieurs années, disposant d’une large audience, et en connaissant la publicité donnée à ces messages, manqué, à ses devoirs de discrétion, prudence et réserve.
Il résulte des pièces de la procédure disciplinaire que le 26 novembre 2012, un journaliste du quotidien E remettait au procureur de la République près le tribunal de grande instance de xxxxx cinq pages comprenant dix-huit messages échangés sur le réseau social Twitter le 21 novembre 2012, principalement entre deux personnes utilisant les pseudonymes « Bip ed » et « Proc Gascogne ».
Il s’avérait que ces pseudonymes étaient utilisés respectivement par Monsieur C, vice-président au tribunal de grande instance de xxxxx, chargé du service du tribunal d’instance de cette ville et Monsieur X, vice-procureur de la République près ledit tribunal et qu’à cette date, ces magistrats siégeaient à l’audience de la cour d’assises des xxxxx, qui donnait lieu à un arrêt du 23 novembre 2012 déclarant l’accusé coupable et le condamnant à la peine de dix années de réclusion criminelle.
A la suite de ces échanges, l’édition papier du 28 novembre 2012 du journal E a publié « en Une» un article sur ce comportement intitulé : « Les magistrats tweetaient aux assises. L’avocat général et un juge assesseur échangeaient des commentaires acides en pleine audience sur le réseau social Twitter. Une enquête est ouverte ». Le même jour, l’édition numérique de ce quotidien titrait « xxxxx : les magistrats tweetent et dérapent pendant un procès d’assises ». Cette information était largement relayée par les médias locaux et nationaux.
Les investigations effectuées par les services de l’Inspection générale des services judiciaires permettaient d’établir que sur l’ensemble des messages échangés le 21 novembre 2012, Monsieur X, utilisateur du pseudonyme «@Proc_Gascogne » sur son compte Twitter, était l’auteur de neuf messages, dont six au cours des débats :
En premier lieu, était établi l’échange de six premiers « tweets » entre Monsieur X et Monsieur C avant 14h07, soit avant la reprise de l’audience d’assises à 14h40, trois de ces messages ayant été envoyés par Monsieur X selon le déroulement suivant :
Expéditeur Texte
@Bip_Ed Question de jurisprudence : un assesseur exaspéré qui étrangle sa présidente en pleine audience, ça vaut combien ?
@Proc_Gascogne
Je serai témoin de moralité
@Bip_Ed
Pour menacer la victime ?
@Proc_Gascogne
Si elle est morte, ce sera plus dur de la menacer…
@Bip_Ed Je te renvoie l’ascenseur en cas de meurtre de la directrice de greffe
@Proc_Gascogne
La circonstance de réunion risque en outre d’être retenue…
@Lagaufrette0 Voilà c'est pour ça que je ne veux pas être GEC : trop dangereux
En deuxième lieu, les quatre « tweets » suivants ont été adressés pendant l’audience, Monsieur X étant l’auteur de deux d’entre eux, durant les heures d’audition de quatre témoins, soit entre 14h40 et 17h10, selon l’enchaînement suivant :
Expéditeur Texte
@....
@Proc_Gascogne C’est quand même limite de tweeter pendant l’audience, non ?
@Proc_Gascogne
Pourquoi ?
@....
Donne l’impression qu’on ne s’intéresse pas trop à ce qui se passe, du moins je trouve
@Proc_Gascogne Si ça se voit je suis d’accord
En troisième lieu, l’échange des quatre « tweets » suivants avait lieu avant 17h23, lors de l’audition d’un témoin, trois des messages ayant été transmis par Monsieur X :
Expéditeur Texte
@Proc_Gascogne
Bon ça y est, j’ai fait pleurer le témoin…
@Proc_Gascogne
On a le droit de gifler un témoin ?
@eBlacksheep @Proc_Gascogne non, mais pour la sodomie, ça peut s’arranger
@Proc_Gascogne
T’es un GRAND malade…
Les déclarations de Madame D, greffière d’audience, devant les services de l’Inspection générale des services judiciaires, établissaient que ces échanges avaient bien eu lieu durant l’audition d’un témoin. Elle déclarait : « j’ai le souvenir que ce témoin avait pleuré à l’audience. M. X n’avait pas été particulièrement tendre avec elle. Je suis certaine que c’est à cette personne que M. X faisait allusion dans son tweet « bon, ça y est, j’ai fait pleurer le témoin… »
En dernier lieu, il apparaissait que les trois derniers « tweets » identifiés étaient transmis à partir de 18h49, entre l’audition de deux témoins et concomitamment à la lecture de pièces de procédure, une interrogation subsistant toutefois, selon les services de l’Inspection générale des services judiciaires, sur l’heure du dernier « tweet » posté par Monsieur C (@Bip_Ed).
Expéditeur Texte
@Proc_Gascogne
Lecture in extenso des auditions des témoins de personnalité. Mourir (je crois d’ailleurs que @Bip_Ed s’en est allé)
@_Doudette
@Proc_Gascogne @Bip_Ed
concentrez vous ! Le prévenu vous en sera reconnaissant
@Bip_Ed
Je n’ai plus écouté partir des deux dernières heures
Si l’utilisateur du « tweet » @... était identifié comme étant un magistrat, conseiller référendaire à la Cour de cassation, les utilisateurs des « tweet » @lagaufrette0, @eBlacksheep et @_Doudette demeuraient inconnus.
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Monsieur X a expliqué lors de l’audience disciplinaire qu’il concevait sa pratique du réseau social Tweeter comme « un moyen de faire connaître la Justice de l’intérieur » et « de faire connaître les états d’âmes des magistrats ».
Tant devant les services de l’Inspection générale des services judiciaires, que devant le rapporteur et à l’audience, Monsieur X a reconnu l’envoi de neuf « tweets », trois avant la reprise de l’audience et six durant l’audience de la cour d’assises.
Il a reconnu avoir également adressé des messages les deux jours suivants, soit les 22 et 23 novembre 2012, alors que se poursuivait l’audience de la cour d’assises, sans en préciser le contenu ou le moment, tout en indiquant que selon lui, le nombre de ces messages ne devait pas dépasser une vingtaine, loin de la centaine de messages évoquée par le journaliste auteur de l’article ayant révélé ces échanges.
Il a précisé lors de l’audience disciplinaire que sa connaissance du dossier lui avait permis une participation active pendant les débats devant la cour d’assises, les échanges critiqués ne portant que sur « quelques minutes d’attention sur la journée ». Il a indiqué que ces échanges avaient eu lieu à des moments où « il n’y avait pas lieu d’être attentif, par exemple quand un témoin arrive à la barre ».
Il a admis enfin que ces messages, s’ils relevaient selon lui « d’un humour décalé », avaient pu choquer, s’agissant notamment de l’évocation du meurtre de la présidente, de la greffière en chef ou de la gifle donnée à un témoin.
Si Monsieur X a confirmé à l’audience avoir eu, sur ce réseau social, 4000 abonnés ou « followers » susceptibles de lire ces messages, il a tenu à préciser toutefois n’avoir eu conscience d’avoir échangé qu’avec une trentaine d’entre eux. Il a indiqué que « le caractère public (lui) avait un peu échappé », et avoir fait preuve « d’imprudence ».
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Selon l’article 6 de l’ordonnance du 22 décembre 1958, tout magistrat, lors de sa nomination à son premier poste, et avant d’entrer en fonction, prête serment « de (s)e conduire en tout comme un digne et loyal magistrat ». Cette exigence de dignité est particulièrement requise à l’occasion des audiences.
Si le principe de la liberté d’expression bénéficie aux magistrats comme à tout citoyen, son exercice, quel qu’en soit le mode, par le magistrat, doit s’accorder avec le respect de ses obligations déontologiques.
Le prétendu anonymat qu’apporteraient certains réseaux sociaux ne saurait affranchir le magistrat des devoirs de son état, en particulier de son obligation de réserve, gage pour les justiciables de son impartialité et de sa neutralité notamment durant le déroulement du procès.
L’usage des réseaux sociaux pendant ou à l’occasion d’une audience est à l’évidence incompatible avec les devoirs de l’état de magistrat.
L’invocation d’une pratique d’humour sur les réseaux sociaux pour justifier ces messages est particulièrement inappropriée s’agissant d’une audience, en l’espèce de la cour d’assises.
Le fait, pour Monsieur X, d’avoir, avant et pendant une audience d’assises, échangé des messages sur un réseau social caractérise un manquement aux devoirs de dignité, de discrétion, de réserve et de prudence, alors que ces messages étaient susceptibles d’être lus, en temps réel, par des personnes extérieures à l’institution judiciaire et qu'ils permettaient d'identifier tant leur auteur que les circonstances de leur émission.
Ce comportement constitue également un manquement aux devoirs de sérieux et de professionnalisme attendus du magistrat, dont l’attention à l’audience doit se concentrer sur les débats.
Le contenu outrageant des messages échangés entre Monsieur C et Monsieur X, à l’égard de la présidente de la cour d’assises et de la directrice de greffe, est particulièrement inacceptable de la part d’un magistrat. Ces messages caractérisent un manquement aux devoirs de dignité et de délicatesse.
Le fait, pour Monsieur X, d’avoir, à la suite de l’audition d’un témoin, écrit « Bon, ça y est, j’ai fait pleurer le témoin » et « on a le droit de gifler un témoin ?», relève d’un cynisme singulier particulièrement indigne de la part d’un magistrat. Ce comportement caractérise un manquement aux devoirs de dignité et de délicatesse.
Le Conseil constate en outre que Monsieur X a persisté dans son comportement, alors même qu’à deux reprises, au cours de l’audience, des messages extérieurs ont appelé son attention sur le caractère inconvenant de son comportement et auraient dû l’amener à cesser immédiatement ses agissements.
Le comportement de Monsieur X, qui a donné l’image d’une désinvolture à l’audience, a gravement porté atteinte à l’autorité et au crédit de l’institution judiciaire.
Par surcroît, Monsieur X a manqué à son devoir de neutralité et d’impartialité, auquel sont soumis les magistrats du parquet, en adressant de tels messages laissant apparaître un lien de connivence entretenu avec un assesseur de la cour d’assises.
Il a, ce faisant, porté atteinte à la confiance que les justiciables doivent pouvoir accorder aux décisions de justice. Cela a conduit le ministère public à interjeter appel, imposant aux différentes parties, ainsi qu’aux témoins, le déroulement éprouvant d’une nouvelle audience criminelle et occasionnant des frais conséquents pour l’administration judiciaire.
Afin d’apprécier la sanction qu’il y a lieu de prononcer, le Conseil, s’il tient compte des appréciations élogieuses figurant au dossier de Monsieur X, relève la gravité des manquements tels que rappelés précédemment et l’atteinte portée durablement à l’image de la Justice et au crédit de l’institution judiciaire.
Monsieur X a sur ce point indiqué qu’il ne tenait plus le siège du Ministère public aux audiences de la cour d’assises, ce qui entraîne une incidence notable sur le fonctionnement du service dans un parquet de petite ou moyenne dimension.
Par ailleurs, Monsieur X, en tant que vice-procureur doyen au parquet de xxxxx, est amené à exercer les fonctions d’adjoint au chef du parquet, qui peuvent le conduire à représenter ce dernier à l’extérieur.
En conséquence, il y a lieu pour le Conseil d’émettre à l’encontre de Monsieur X un avis de sanction disciplinaire de déplacement d’office.
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PAR CES MOTIFS,
Après en avoir délibéré à huis clos, et hors la présence de Monsieur Luc Fontaine, rapporteur désigné ;
Emet l’avis de prononcer à l’encontre de Monsieur X la sanction prévue l’article 45 2° de l’ordonnance du 22 décembre 1958 précitée, de déplacement d’office.
Dit que le présent avis sera transmis au garde des sceaux et notifié à Monsieur X par les soins du secrétaire soussigné.
Fait et délibéré à Paris, le 29 avril 2014