Conseil supérieur de la magistrature statuant comme conseil de discipline des magistrats du siège

Date
15/05/1996
Qualification(s) disciplinaire(s)
Manquement au devoir de délicatesse à l’égard des justiciables, Manquement au devoir de légalité (devoir de respecter la loi), Manquement au devoir de probité (devoir de ne pas abuser de ses fonctions), Manquement au devoir de probité (obligation de préserver la dignité de sa charge)
Décision
Révocation sans suspension des droits à pension
Mots-clés
Poursuites disciplinaires (qualification des faits)
Argent
Détournement de cautionnement
Détournement de fonds
Caisse noire
Comptabilité
Délicatesse
Justiciable
Légalité
Probité
Dignité
Révocation sans suspension des droits à pension
Juge du livre foncier
Fonction
Juge du livre foncier
Résumé
Emploi de sommes reçues à titre de cautionnement à des fins étrangères à leur objet, sans que soit démontré un enrichissement personnel. Constitution d’une « caisse noire » alimentée par des sommes reçues du barreau en contrepartie de la délivrance de photocopies et d’appels téléphoniques émis du tribunal, ainsi que par des ristournes consenties par la société distributrice des machines à café installées dans la juridiction. Absence de tenue d’une comptabilité. Détournement de ces fonds à des fins personnelles
Décision(s) associée(s)

Le Conseil supérieur de la magistrature, réuni comme conseil de discipline des magistrats du siège, et siégeant à la Cour de cassation, sous la présidence de M. Pierre Drai, premier président de la Cour de cassation ;

Vu les articles 43 à 58 modifiés de l’ordonnance n° 58-1270 du 22 décembre 1958 portant loi organique relative au statut de la magistrature ;

Vu les articles 18 et 19 de la loi organique n° 94-100 du 5 février 1994 sur le Conseil supérieur de la magistrature ;

Vu les articles 40 à 44 du décret n° 94-199 du 9 mars 1994 relatif au Conseil supérieur de la magistrature ;

Vu la dépêche du garde des sceaux, ministre de la justice, du 4 octobre 1995, proposant au Conseil supérieur de la magistrature, statuant comme conseil de discipline, d’interdire temporairement à M. X, juge du livre foncier au tribunal d’instance de V, l’exercice de ses fonctions ;

Vu la décision du 8 novembre 1995, faisant droit à cette demande ;

Vu la nouvelle dépêche du garde des sceaux, ministre de la justice, du 5 janvier 1996, dénonçant au Conseil les faits motivant des poursuites disciplinaires à l’encontre de M. X, ainsi que les pièces jointes à cette dépêche ;

Sur le rapport de M. Alain Mombel, substitut du procureur général près la cour d’appel d’Aix-en-Provence, membre du Conseil supérieur de la magistrature, désigné par ordonnance du 16 janvier 1996 ;

Après avoir entendu M. Marc Moinard, directeur des services judiciaires au ministère de la justice, en son exposé des faits et en ses réquisitions d’une sanction disciplinaire ;

Après avoir entendu M. X en ses explications et moyens de défense ;

Attendu qu’aux termes de l’article 43, premier alinéa, de l’ordonnance du 22 décembre 1958 modifiée, « Tout manquement, par un magistrat, aux devoirs de son état, à l’honneur, à la délicatesse ou à la dignité constitue une faute disciplinaire » ;

Sur la saisine du Conseil

Attendu que, dans sa dépêche du 5 janvier 1996, le garde des sceaux, ministre de la justice, a énoncé deux griefs : d’une part, des faits de détournement de cautionnements qui font l’objet d’une enquête pénale et qu’il n’a pas qualifiés, d’autre part, des faits de détournement d’une « caisse noire » qu’il estime constituer un manquement à l’élémentaire obligation de probité incombant à tout magistrat ;

Attendu que, sur saisine d’un ensemble de faits, même partiellement qualifiés, il appartient au Conseil supérieur de la magistrature de considérer globalement les faits dénoncés et de leur donner leur exacte qualification ;

Sur le premier grief

Attendu qu’il est établi qu’une somme de 165 000 francs, correspondant à cinq cautionnements versés par des personnes mises en examen dans le cadre du contrôle judiciaire, a été détournée par M. X de ses fins, au moyen de versements sur le compte de l’association « Accueil du justiciable » qu’il présidait, dont quatre alors qu’il avait déjà été installé dans ses fonctions de magistrat, pour servir aux paiements de factures du tribunal ou de salaires du personnel ; qu’une somme de 63 000 francs a disparu et qu’une enquête pénale est en cours pour faire la lumière sur l’utilisation de ces fonds que M. X nie cependant avoir détournés à son profit ;

Attendu que, s’il n’est pas prouvé en l’état, que les sommes disparues ont été détournées dans un but d’enrichissement personnel, il incombait à M. X, au moment où il quittait ses fonctions, de rendre des comptes et de s’abstenir d’emporter des dossiers de cautionnement et d’en affecter les fonds à des fins étrangères à leur objet ; que de tels faits, qui constituent une violation de ses devoirs de comptable des deniers publics, puis de magistrat, ont causé un préjudice à l’État qu’il a engagé tant à l’égard des « mis en examen » que des parties civiles et caractérisent un manquement à la délicatesse et à la dignité du juge ;

Sur le second grief

Attendu que M. X a reconnu que, poursuivant une pratique antérieure à son arrivée en qualité de greffier en chef au tribunal de W, il avait continué à gérer les fonds d’une « caisse noire » alimentée par les versements des avocats du ressort pour régler des communications téléphoniques ou la délivrance de photocopies et par les « ristournes » d’un installateur de machines à café, et qu’il avait versé les sommes ainsi reçues sur un compte ouvert à la Banque populaire de Lorraine ;

Attendu que M. X n’a tenu aucune comptabilité de cette caisse et que, le 18 mai 1994, alors qu’il était installé comme juge du livre foncier depuis plus de six mois, il a clôturé son compte et en a viré le montant, soit la somme de 11 974,80 francs, sur le compte joint dont il était titulaire avec son épouse, puis a dépensé ces sommes pour ses propres besoins ; qu’il a expliqué qu’il avait agi ainsi pour ne pas avoir à révéler à ses chefs l’existence de cette « caisse noire » alors qu’une enquête était déjà en cours sur ses autres agissements ;

Attendu qu’en gérant une « caisse noire » sans tenir de comptabilité permettant des vérifications et en en détournant le solde pour ses propres besoins – quelles que soient les explications avancées – M. X a manqué à l’élémentaire obligation de probité incombant à un juge ;

Sur la sanction

Attendu, en définitive, que des deux griefs retenus contre M. X, seul le second constitue un manquement à l’honneur et à la probité, faute exclue de son champ d’application par la loi d’amnistie du 3 août 1995 ; qu’en raison de sa gravité, cette faute doit être sanctionnée par la révocation ;

Attendu, cependant, qu’eu égard aux circonstances que constituent notamment le défaut de contrôle par sa hiérarchie de sa passation de services à son successeur et le caractère récent de son entrée dans la magistrature, ses droits à pension doivent être maintenus ;

Par ces motifs,

Faisant application de l’article 45, 7°, de l’ordonnance du 22 décembre 1958,

Prononce, à l’encontre de M. X, la sanction de la révocation sans suspension des droits à pension.