S263 15/2023
CONSEIL SUPÉRIEUR DE LA MAGISTRATURE
Conseil de discipline des magistrats du siège |
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Décision du 7 décembre 2023 N° de minute : 15/2023 |
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DÉCISION DU CONSEIL DE DISCIPLINE
Dans la procédure mettant en cause :
Mme X
Conseillère à la Cour de cassation et précédemment en charge des fonctions de première présidente de la cour d’appel de XX
Le Conseil supérieur de la magistrature,
Statuant comme conseil de discipline des magistrats du siège,
Sous la présidence de M. Pascal Chauvin, président de chambre honoraire à la Cour de cassation, président suppléant du conseil de discipline des magistrats du siège, conformément à l’article 14 de la loi organique n° 94-100 du 5 février 1994 sur le Conseil supérieur de la magistrature,
En présence de :
Madame Elisabeth Guigou
Monsieur Patrick Titiun,
Madame Diane Roman
Monsieur Loïc Cadiet,
Madame Dominique Lottin,
Monsieur Patrick Wachsmann,
Monsieur Jean-Luc Forget,
Monsieur Christian Vigouroux,
Monsieur Julien Simon-Delcros,
Monsieur Jean-Baptiste Haquet,
Madame Clara Grande,
Monsieur Alexis Bouroz,
Membres du Conseil, siégeant,
Assistés de M. Jean-Baptiste Crabières, secrétaire général adjoint du Conseil supérieur de la magistrature, et de Mme Aurélie Vaudry, greffière principale ;
Vu l’article 65 de la Constitution ;
Vu l’ordonnance n° 58-1270 du 22 décembre 1958 portant loi organique relative au statut de la magistrature, notamment ses articles 43 à 58 ;
Vu la loi organique n° 94-100 du 5 février 1994 sur le Conseil supérieur de la magistrature, notamment son article 19 ;
Vu le décret n° 94-199 du 9 mars 1994 relatif au Conseil supérieur de la magistrature, notamment ses articles 40 à 44 ;
Vu l’acte de saisine de Mme la Première ministre, en date du 2 novembre 2022, reçu au Conseil le 7 novembre 2022, ainsi que les pièces jointes à cette saisine ;
Vu la décision du 18 novembre 2022 désignant Mme Sandrine Clavel en qualité de rapporteure ;
Vu la décision du 15 février 2023 désignant Mme Dominique Lottin en qualité de rapporteure ;
Vu la décision du 22 mars 2023 disant n’y avoir lieu de transmettre au Conseil d’Etat des questions prioritaires de constitutionnalité déposées par les conseils de Mme X ;
Vu la décision du 13 septembre 2023 prorogeant le délai pour statuer d’un délai de six mois, le portant ainsi au 7 mai 2024 ;
Vu les dossiers disciplinaire et administratif de Mme X mis préalablement à sa disposition, ainsi qu’à celle de ses conseils et défenseurs ;
Vu la copie de la procédure disciplinaire transmise à Mme X et à Maître A, avocat au barreau de Xxxx, premier avocat désigné par l’intéressée pour l’assister ;
Vu l’ensemble des pièces jointes au dossier au cours de la procédure ;
Vu la convocation à l’audience des 18 et 19 octobre 2023, adressée à Mme X par lettre recommandée dont elle a signé l’avis de réception le 11 septembre 2023 ;
Vu la convocation adressée par voie dématérialisée le 6 septembre 2023 à Maîtres A et B, à M. C, Mme D, M. E et Mme F ;
Les débats s’étant déroulés en audience publique, dans la salle d’audience de la deuxième chambre civile à la Cour de cassation, les 18 et 19 octobre 2023 ;
Après avoir entendu :
- Mme Dominique Lottin, en son rapport ;
- Les explications et moyens de défense de Mme X, de Me A, de Me B, de M. C et de M. E ;
- MM. G, H, I et J, témoins entendus à la demande de Mme X ;
- Les observations de M. Paul Huber, directeur des services judiciaires au ministère de la justice, représentant Mme la Première ministre, assisté de Mme Alexia Cussac, magistrate au bureau du statut et de la déontologie au sein de cette même direction, lequel a sollicité le prononcé de la sanction de blâme avec inscription au dossier prévue par le 1° de l’article 45 de l’ordonnance du 22 décembre 1958 susvisée ;
- Mme X ayant eu la parole en dernier ;
A rendu la présente
DÉCISION
Sur les exceptions de procédure
Mme X demande que l’acte de saisine de la Première ministre soit jugé « illégal, inexistant et, en tout cas, irrecevable » au motif que le décret n° 2022-847 du 2 juin 2022, dit de déport, modifié par les décrets n° 2022-1128 du 5 août 2022 et n° 2023-93 du 14 février 2023 et pris en application de l'article 2-1 du décret n° 59-178 du 22 janvier 1959 relatif aux attributions des ministres, est lui-même illégal.
Elle soutient d’abord que la Première ministre ne pouvait pas s’arroger le pouvoir disciplinaire du garde des Sceaux à l’encontre des magistrats du siège, dès lors que ni le décret précité du 22 janvier 1959 ni le décret n° 2022-829 du 1er juin 2022 relatif aux attributions du garde des Sceaux, ministre de la Justice, n’investissent celui-ci d’un tel pouvoir.
Elle prétend ensuite que l’article 50-1 de l'ordonnance n° 58-1270 du 22 décembre 1958 portant loi organique relative au statut de la magistrature attribue au garde des Sceaux le pouvoir spécial et exclusif d’engager des poursuites disciplinaires à l’encontre d’un magistrat du siège, lequel constitue une garantie essentielle de l’indépendance de la Justice et de la séparation des pouvoirs, de sorte que les décrets précités des 2 juin 2022, 5 août 2022 et 14 février 2023, pris sur la base des décrets précités des 22 janvier 1959 et 1er juin 2022 qui ne concernent pas le pouvoir du garde des Sceaux d’engager des poursuites disciplinaires, sont manifestement entachés d’illégalité.
Elle ajoute que le décret du 2 juin 2022 est d’autant plus illégal qu’il n’est pas indiqué qu’il a été pris sur la demande écrite de M. K informant la Première ministre des conflits d’intérêts l’affectant, comme le prévoit l’article 2-1 du décret du 22 janvier 1959.
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Le Conseil supérieur de la magistrature, statuant comme conseil de discipline, a le pouvoir d’apprécier la régularité de l’acte qui le saisit.
En premier lieu, si le décret précité du 2 juin 2022 organise les modalités de déport du garde des Sceaux pour ses « attributions fixées par le décret n° 2022-829 du 1er juin 2022 », ce dernier texte vise « ses attributions en matière de justice » qui incluent nécessairement le pouvoir de saisir le Conseil supérieur de la magistrature de poursuites disciplinaires.
En second lieu, le décret de déport du 2 juin 2022, qui mentionne « la proposition du garde des Sceaux, ministre de la Justice », a été pris au visa de l’article 2-1 du décret du 22 janvier 1959, selon lequel « le ministre qui estime se trouver en situation de conflit d'intérêts en informe par écrit le Premier ministre […], un décret [déterminant], en conséquence, les attributions que le Premier ministre exerce à la place du ministre intéressé ».
Cette disposition instituant un déport par « décret simple » a été créée par le décret n° 2014-34 du 16 janvier 2014 pris par le Président de la République en Conseil des ministres après avis du Conseil d’Etat. Elle a tiré les conséquences de la loi n° 2013-907 du 11 octobre 2013 relative à la transparence de la vie publique qui a été déclarée conforme à la Constitution par une décision du Conseil constitutionnel n° 2013-676 DC du 9 octobre 2013 et qui a instauré une obligation d’abstention en cas de conflit d’intérêts en indiquant que le dispositif serait précisé par décret en Conseil d’Etat pour les membres du gouvernement.
Ainsi, en prenant le décret du 16 janvier 2014, le Président de la République, garant de l’indépendance de l’autorité judiciaire, a fait le choix, en application d’une loi déclarée conforme à la Constitution, d’instaurer une procédure de déport par « décret simple » sans créer de mécanisme dérogatoire pour le garde des sceaux. Ce dispositif, favorable aux magistrats en cas de procédure disciplinaire en ce qu’il garantit l’impartialité de l’autorité de poursuite, ne méconnait donc ni le principe de séparation des pouvoirs ni celui de l’indépendance de l’autorité judiciaire.
En conséquence, l’exception d’illégalité doit être rejetée.
Sur le fond
Par dépêche du 2 novembre 2022, la Première ministre a saisi le Conseil supérieur de la magistrature, statuant comme conseil de discipline, de faits imputables à Mme X, alors première présidente de la cour d’appel de XX.
Elle a reproché à Mme X :
1. Un manquement à son obligation de loyauté et aux devoirs de son état de cheffe de cour :
- en s’immisçant dans les prérogatives des procureurs généraux successifs et notamment en formulant à plusieurs reprises, le plus souvent en public, des critiques et des reproches à l’encontre des procureurs de la République ;
- en s’octroyant des prérogatives dont elle ne disposait pas ;
- en envoyant des correspondances sous son seul timbre ou en entretenant l’image d’une communication concertée, au mépris du fonctionnement de la dyarchie ;
2. Un manquement à son obligation de délicatesse envers le procureur général :
- en critiquant publiquement l’organisation par le parquet général d’une visite de deux directeurs d’administration centrale ;
- en transmettant des photographies montrant le procureur général en train de participer à une manifestation de magistrats devant le palais de justice, à l’occasion d’une communication avec les services de l’administration centrale, sans lien véritable avec le contenu des photographies ;
3. Un manquement à son obligation de délicatesse envers le procureur de la République :
- en critiquant l’action de communication de celui-ci auprès de l’ensemble des magistrats de la cour ;
- en le mettant en défaut auprès de directions de l’administration centrale ;
4. Un manquement à son obligation de loyauté et aux devoirs de son état de cheffe de cour en ne respectant pas les prérogatives des présidents de juridiction successifs et notamment en les privant de leur rôle dans la notification des évaluations ou d’explication autour de l’attribution des primes modulables alors même que des demandes expresses lui étaient transmises en ce sens ;
5. Un manquement à son obligation de loyauté :
- en s’immisçant dans l’organisation du tribunal judiciaire par la mise en œuvre de réunions au cadre élargi ne permettant pas aux chefs de juridiction d’exercer la plénitude de leurs compétences ;
- en s’immisçant dans l’organisation des cabinets de juge des enfants et notamment en tentant d’imposer la présence de deux magistrates de la cour à une réunion mise en œuvre par les chefs de juridiction ;
6. Un manquement à son obligation de loyauté à l’égard de la directrice de greffe :
- en ne respectant pas le périmètre de compétence de celle-ci et notamment en formulant une demande de directrice de greffe placée pour suppléer la directrice de greffe pendant son absence, faisant obstacle à la désignation par l’intéressée de son adjointe et en contournant ainsi les dispositions de l’article R. 123-8 du code de l’organisation judiciaire ;
- en exerçant les prérogatives de celle-ci quant au fonctionnement du greffe de la chambre détachée de XXX, en contradiction des dispositions de l’article R. 123-4 du code de l’organisation judiciaire ;
7. Un manquement à son obligation de délicatesse envers ses collaborateurs et collègues :
- en s’adressant fréquemment, à ses interlocuteurs, sur un mode accusateur et de façon vexatoire ;
- en adoptant une posture inadaptée se matérialisant par des demandes excédant ses prérogatives de cheffe de cour et notamment en adressant de nombreux messages exclusivement critiques à l’encontre des cadres du SAR ou encore en faisant procéder à des contrôles injustifiés de leurs absences ;
8. Un manquement à ses obligations de probité, de délicatesse et plus largement aux devoirs de son état de cheffe de cour :
- en dénonçant abusivement la manière de servir d’une fonctionnaire du centre des services partagés à ses supérieurs hiérarchiques ;
- en cherchant à empêcher un fonctionnaire du SAR de bénéficier d’une indemnité via une saisine de l’administration centrale présentée sous de prétendues considérations d’ordre général.
Mme X reproche à l’acte de saisine son caractère insuffisamment étayé et conteste le bien-fondé de l’ensemble des griefs.
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Au début de l’audience, le directeur des services judiciaires, au nom de la Première ministre, a retiré les sixième et huitième griefs, ainsi que la seconde branche du cinquième grief en demandant que les quatrième et cinquième griefs soient joints.
Mme X a accepté ces retraits et la jonction demandée.
Le conseil de discipline en donne acte à la Première ministre et à Mme X.
Au vu de l’examen du dossier de la procédure, notamment du rapport établi par sa rapporteure, et de l’audience, le conseil de discipline considère que, à supposer que certains faits motivant les poursuites disciplinaires ne soient pas prescrits, les manquements reprochés à Mme X, qui a rejoint la Cour de cassation afin d’y exercer les fonctions de conseillère, s’inscrivent dans le contexte d’un ressort en grande difficulté où il n’existe qu’un unique tribunal judiciaire et qui a connu des tensions multiples et exacerbées à la suite notamment de la crise dite de l’amiante (ayant conduit à l’évacuation du tribunal) et de celle de la Covid 19.
Dans ces circonstances, même si la première présidente de la cour d’appel, dont le fort engagement au service de l’institution judiciaire a été souligné tout au long de sa carrière, y compris par l’autorité de poursuite, a pu parfois ne pas faire preuve de délicatesse, les manquements qui lui sont reprochés ne sauraient être analysés en des fautes disciplinaires.
PAR CES MOTIFS :
Le Conseil,
Après en avoir délibéré à huis-clos, hors la présence de Mme Dominique Lottin, rapporteure ;
Statuant en audience publique, les 18 et 19 octobre 2023 pour les débats et le 7 décembre 2023 par mise à disposition de la décision au secrétariat général du Conseil supérieur de la magistrature ;
Rejette les exceptions de procédure soulevées ;
Dit que Madame X n’a commis aucune faute disciplinaire ;
Dit en conséquence n’y avoir lieu au prononcé d’une sanction à son encontre.
La présente décision sera notifiée à Madame X par courrier recommandé avec accusé de réception et à ses conseils par voie dématérialisée.
Une copie sera adressée par voie dématérialisée à Mme la Première ministre.
Le secrétaire général adjoint
Jean-Baptiste Crabières |
Le président suppléant
Pascal Chauvin |