S268 14/2024
CONSEIL DE DISCIPLINE DES MAGISTRATS DU SIÈGE |
Décision du 21 novembre 2024
N° de minute : 14/2024
DÉCISION
Dans la procédure mettant en cause :
Mme X, juge au tribunal judiciaire de XX
Le Conseil supérieur de la magistrature,
Statuant comme conseil de discipline des magistrats du siège,
Sous la présidence de M. Pascal Chauvin, président de chambre honoraire à la Cour de cassation, président suppléant du conseil de discipline des magistrats du siège, conformément à l’article 14 de la loi organique n°94-100 du 5 février 1994 sur le Conseil supérieur de la magistrature,
En présence de :
M. Patrick Titiun
Mme Diane Roman
M. Patrick Wachsmann,
M. Jean-Luc Forget,
Mme Catherine Farinelli
M. Julien Simon-Delcros,
M. Jean-Baptiste Haquet,
M. Alexis Bouroz,
Membres du Conseil, siégeant,
Assistés de Mmes Sarah Salimi, et Alice Maintignieux, secrétaires générales adjointes du Conseil supérieur de la magistrature, de Mme Aurélie Vaudry, cheffe du pôle discipline et de Mme Léa Catherine, greffière ;
En présence de Mme Soizic Guillaume, sous-directrice des ressources humaines de la magistrature de la direction des services judiciaires, représentant le garde des sceaux, ministre de la justice, assistée de Mme Philippine Roux, magistrate au bureau du statut et de la déontologie de cette même direction ;
Vu l’article 65 de la Constitution ;
Vu l’ordonnance n°58-1270 du 22 décembre 1958 portant loi organique relative au statut de la magistrature, notamment ses articles 43 à 58 ;
Vu la loi organique n°94-100 du 5 février 1994 sur le Conseil supérieur de la magistrature, notamment son article 19 ;
Vu le décret n°94-199 du 9 mars 1994 relatif au Conseil supérieur de la magistrature, notamment ses articles 40 à 44 ;
Vu l’acte de saisine de du garde des sceaux, ministre de la justice, en date du 12 septembre 2023 reçue le 18 septembre 2023, ainsi que les pièces jointes à cette saisine ;
Vu la décision du 27 septembre 2023 désignant M. Patrick Wachsmann en qualité de rapporteur ;
Vu la décision du 11 septembre 2024 prorogeant le délai pour statuer d’un délai de 6 mois, le portant ainsi au 18 mars 2025 ;
Vu les dossiers disciplinaire et administratif de Mme X mis préalablement à sa disposition, ainsi qu’à celle de ses conseils ;
Vu la copie de la procédure disciplinaire transmise à Mme X et Maître A, avocat au barreau de Paris, avocat désigné par l’intéressée pour l’assister ;
Vu l’ensemble des pièces jointes au dossier au cours de la procédure ;
Vu la convocation à l’audience du 17 octobre 2024 adressée à Mme X par lettre recommandée à la première présidente de la cour d’appel de Bastia dont elle a reçu notification par la voie hiérarchique le 23 septembre 2024 ;
Vu la convocation adressée par voie dématérialisée le 12 septembre 2024 à Maître A et Maître B, ses conseils ;
Les débats s’étant déroulés en audience publique, dans la salle d’audience de la chambre commerciale de la Cour de cassation, le 17 octobre 2024 ;
Après avoir entendu :
- M. Patrick Wachsmann, en son rapport ;
- Les explications et moyens de défense de Mme X, après notification qui lui a été faite de son droit de garder le silence, de faire des déclarations ou de répondre aux questions, de ses conseils ;
- Les observations de Mme Soizic Guillaume, sous-directrice des ressources humaines de la magistrature, représentant le garde des sceaux, ministre de la justice, assistée de Mme Philippine Roux, magistrate au bureau du statut et de la déontologie de cette direction, qui a demandé le prononcé de la sanction d’exclusion temporaire de fonctions pendant six mois avec privation totale du traitement, assortie du déplacement d’office ;
- Mme X ayant eu la parole en dernier ;
A rendu la présente
DÉCISION
Sur la saisine du conseil de discipline
Par acte du 12 septembre 2023, reçu le 18 septembre 2023, le garde des sceaux, ministre de la justice, a saisi la formation du Conseil supérieur de la magistrature compétente à l’égard des magistrats du siège, en application de l’article 50-1 de l'ordonnance n°58-1270 du 22 décembre 1958 modifiée portant loi organique relative au statut de la magistrature, de poursuites disciplinaires visant Mme X, juge au tribunal judiciaire de XX.
L’acte de saisine impute à Mme X les manquements suivants :
- en se montrant réticente à répondre aux diverses sollicitations de la présidence du tribunal et à utiliser les moyens mis à sa disposition pour faciliter le bon fonctionnement de la juridiction, Mme X a manqué à son devoir de délicatesse à l’égard de ses supérieurs hiérarchiques et des personnels travaillant avec eux ;
- en prenant plusieurs décisions en qualité de juge commissaire à la liquidation judiciaire de la SCEA C, dont certaines impliquaient la SCA D et la SAFER de E alors qu'elle entretenait indirectement des liens avec celles-ci et était en situation de conflit d'intérêts, Mme X a manqué à son devoir d'impartialité ;
- en rendant des décisions relatives à des exploitations viticoles, alors que son exploitation familiale pouvait être considérée comme en concurrence ou associée avec elles, Mme X a manqué à son devoir d’impartialité ;
- en ne satisfaisant pas à son obligation annuelle de formation continue depuis 2017, Mme X a manqué à son devoir de compétence professionnelle.
Sur les faits à l’origine des poursuites disciplinaires
Ces faits en cause ont eu lieu alors que Mme X exerçait notamment, au tribunal judiciaire de XX, les fonctions de juge commissaire pour les redressements et liquidations judiciaires civils entre 2015 et le 1er septembre 2019.
Par courriel du 24 novembre 2020, le procureur général près la cour d'appel de XX a informé le directeur des affaires criminelles et des grâces de la transmission, au procureur général près la Cour de cassation, d’une requête en dépaysement d’une instruction ouverte le 17 novembre 2020, dans un cabinet d’instruction du tribunal judiciaire de XX, des chefs de prises illégales d’intérêts, mettant en cause Mme X.
Par courriel du 10 décembre 2020, le parquet général près la cour d'appel d’XXX a informé la direction des services judiciaires du ministère de la justice que, par arrêt de la chambre criminelle de la Cour de cassation du 8 décembre 2020, la juridiction d’instruction de XXXXX avait été désignée.
Par courriel du 19 octobre 2022, il a avisé la direction des services judiciaires de la mise en examen de Mme X, le 19 octobre 2022, des chefs de prévention suivants :
- avoir, à XX et en XXXX, du 1er janvier 2015 au 13 novembre 2019, étant dépositaire de l'autorité publique, en l'espèce, magistrat de l'ordre judiciaire, conservé, directement ou indirectement, dans une entreprise ou dans une opération dont elle avait, au moment de l'acte, en tout ou partie la charge d'assurer la surveillance, l'administration, la liquidation ou le paiement, un intérêt de nature à influencer au moment de sa décision, l'exercice indépendant, impartial et objectif de sa fonction, en l'espèce, en se maintenant dans la fonction de juge commissaire de la procédure collective ouverte à l'égard de la SCEA C étendue à la SCI G et en déposant, en cette qualité, des rapports dans lesquels elle a produit des avis sur le renouvellement de la période d'observation et la poursuite de l'activité de la SCEA C, dans la perspective de la présentation d'un plan de continuation engageant la SCA D, alors qu'en sa qualité d'indivisaire et de mandataire de l'indivision H elle était directement ou indirectement engagée dans des liens contractuels avec la SCA D, en qualité d'associée coopératrice, et qu'elle est intervenue dans l'embauche, par la SCA D, de son fils étudiant au poste d'adjoint de culture sur la période du 17 août au 30 septembre 2017, faits prévus et réprimés par les articles 432-12, 432-12, alinéa 1er, 432-17 et 131-26-2 du code pénal.
- avoir, à XX et en XXXX, du 1er janvier 2015 au 13 novembre 2019, étant magistrat de l'ordre judiciaire, conservé, directement ou indirectement, dans une entreprise ou dans une opération à l'égard de laquelle elle avait la charge de prendre une décision judiciaire ou juridictionnelle, un intérêt de nature à influencer au moment de sa décision, l'exercice indépendant, impartial et objectif de sa fonction, en l'espèce, en prenant en sa qualité de juge commissaire de la procédure collective de la SCEA C et de la SCI G, les ordonnances suivantes impliquant directement ou indirectement la SCA D :
* une ordonnance du 18 mai 2015 par laquelle elle a rejeté l'action en revendication de biens de la Cave Coopérative Vinicole (CCV) de la I, concurrente de la SCA D, et déclaré irrecevable son action en revendication du prix des marchandises ;
* une ordonnance du 18 avril 2016 par laquelle elle a statué sur l'inscription des créances de la CCV de la I, concurrente de la SCA D, au passif de la SCEA C ;
* une ordonnance du 18 avril 2016 par laquelle elle a statué sur la requête de la CCV de la I, concurrente de la SCA D, aux fins d'être désignée contrôleur de la procédure collective ouverte à l'égard de la SCEA C ;
* une ordonnance du 15 septembre 2016 par laquelle elle a autorisé la SCEA C à recevoir de la SCA D la somme de 150 000 euros représentant une avance sur la récolte 2016 afin de permettre à la SCEA de financer les vendanges de l'année en cours ;
* une ordonnance du 16 janvier 2017 par laquelle elle a autorisé la conclusion d'un contrat entre la SCEA C et la SCA D pour la taille des vignes moyennant la somme de 102 784 euros, la coopérative assumant également une mission de chef de culture au prix de 5 000 euros hors taxes par mois jusqu'au mois de mars 2017 ;
* une ordonnance en date du 18 avril 2017 par laquelle elle a autorisé le liquidateur de la SCEA C à conclure avec la SCA D et sa filiale, la SCEA M un contrat de palissage et de pliage des 106,6 hectares du domaine de vignes exploitées, moyennant la somme de 44 968 euros HT, prévoyant également des prestations de service de la SCA D assumant une mission de chef de culture moyennant le prix de 5 000 euros hors taxes par mois, et ce jusqu'à la fin du palissage et du pliage,
alors qu'en sa qualité d'indivisaire et de mandataire de l'indivision X Gérard, elle était directement ou indirectement engagée dans des liens contractuels avec la SCA D, en qualité d'associée coopératrice, et qu'elle est intervenue dans l'embauche, par la SCA D, de son fils étudiant au poste d'adjoint de culture au cours de la période du 17 août au 30 septembre 2017, faits prévus et réprimés par les articles 432-12, 432-12-1, 432-12, alinéa 1er, 432-17 et 131-26-2 du code pénal.
Par arrêt du 17 avril 2024, la chambre de l’instruction de la cour d'appel d’XXX a rejeté la requête en nullité de sa mise en examen déposée par Mme X.
Par dépêche du 4 novembre 2022, adressée à la direction des services judiciaires, la première présidente de la cour d'appel de XX a sollicité la saisine de l’inspection générale de la justice aux fins d’enquête administrative afin de déterminer la compatibilité de l’exercice de fonctions civiles par Mme X sur le ressort de la XXXX au regard de ses intérêts économiques et personnels sur le territoire où elle se trouvait en fonction depuis trente-deux ans.
La première présidente a précisé que, lors de deux entretiens avec Mme X, celle-ci avait affirmé avoir toujours exercé ses fonctions en toute impartialité et objectivité, sans avoir favorisé une quelconque partie.
Par lettre de mission du 26 décembre 2022, l’inspection générale de la justice a été saisie par le garde des sceaux aux fins de procéder à une enquête administrative sur le comportement de Mme X.
Dans son rapport du 13 juin 2023, l’inspection a conclu à la caractérisation, dans le comportement professionnel de Mme X, de plusieurs manquements déontologiques :
- un manquement grave au devoir d’impartialité en rendant, en qualité de juge commissaire, des décisions dans la procédure collective SCEA C, ainsi que dans d’autres procédures relatives à des exploitations viticoles, alors qu’elle était mandataire conventionnelle d’une indivision comprenant une exploitation viticole et en lien contractuel avec la SCA D, bénéficiaire de certaines décisions ;
- un manquement au devoir de délicatesse à l’égard de ses supérieurs hiérarchiques directs, en manifestant une réticence réitérée à répondre à leurs sollicitations ;
- un manquement à son obligation d’attention à autrui et au devoir de délicatesse en faisant preuve, au service des affaires familiales, d’une écoute insuffisante des parties et de leurs conseils et d’une obstination excessive à obtenir des accords.
Par ordonnance du premier président près la Cour de cassation, président de la formation du Conseil supérieur de la magistrature compétente à l’égard des magistrats du siège, M. Patrick Wachsmann a été désigné pour procéder à une enquête et faire rapport.
Après avoir entendu Mme X le 8 août 2024, M. Wachsmann a déposé son rapport le 4 septembre 2024.
Sur la demande de sursis à statuer
Par un mémoire déposé le 15 octobre 2024, Mme X a demandé au Conseil supérieur de la magistrature, statuant comme conseil de discipline, de surseoir à statuer sur les poursuites disciplinaires dans l’attente d’une décision définitive du juge pénal sur la caractérisation du délit de prise illégale d’intérêts, objet de sa mise en examen.
Au soutien de sa demande, Mme X a invoqué une identité matérielle entre les manquements qui lui étaient imputés au titre de la procédure disciplinaire et les infractions qui lui étaient reprochées au titre de la procédure pénale, les ordonnances visées par le magistrat instructeur pour matérialiser les infractions objets de l’information judiciaire étant également celles visées par l’enquête administrative et la procédure disciplinaire au soutien de laquelle les pièces du dossier pénal ont été versées par le garde des sceaux.
Mme X a ajouté que l’identité matérielle se doublait d’une identité conceptuelle puisqu’il était demandé au Conseil d’examiner la caractérisation de l’existence d’un conflit d’intérêt, tandis qu’il était demandé au juge pénal d’apprécier la caractérisation du délit de prise illégale d’intérêts.
Selon Mme X, une décision du Conseil aurait nécessairement une influence sur la décision à intervenir du juge pénal et porterait ainsi atteinte au droit à la présomption d’innocence garanti par l’article 6 de la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales.
A l’audience, la représentante du garde des sceaux s’est opposée au sursis à statuer.
Après audition des parties, le Conseil a joint l’incident au fond.
Sur ce,
S’il appartiendra au Conseil de juger notamment si, en rendant plusieurs décisions en qualité de juge commissaire à la procédure collective de la SCEA C, dont certaines impliquaient la SCA D et la SAFER de E, alors qu'elle aurait entretenu indirectement des liens avec celles-ci, Mme X a manqué à son devoir d'impartialité résultant de l’article 43 de l’ordonnance n°58-1270 du 22 décembre 1958 modifiée, portant loi organique relative au statut de la magistrature, il incombera au juge pénal de dire si, en prononçant de telles décisions, Mme X a commis des infractions de prise illégale d’intérêts, prévue à l’article 432-12 du code pénal.
Ainsi, si le deuxième grief reproché à Mme X au titre des poursuites disciplinaires est fondé sur des décisions qui, pour certaines, sont visées par l’information pénale, il s’agira exclusivement pour le Conseil de déterminer si, en statuant dans les instances ayant donné lieu aux décisions litigieuses, Mme X a manqué à son devoir d’impartialité objective, alors que le juge pénal devra caractériser le délit de prise illégal d’intérêts.
Il n’existe donc pas d’identité entre les fautes pénales et les fautes disciplinaires susceptibles d’être retenues à l’encontre de Mme X.
Par ailleurs, en raison de l’absence de dépendance entre l’instance disciplinaire et l’instance pénale, l’appréciation de la faute disciplinaire par le Conseil ne saurait en aucun cas être assimilée à un préjugement quant à la caractérisation du délit pénal et exclut dès lors toute atteinte au droit à la présomption d’innocence.
La demande de sursis à statuer doit en conséquence être rejetée.
Sur le fond
Mme X a demandé que soient jugés non fondés les manquements disciplinaires qui lui étaient imputés par le garde des sceaux, ministre de la justice, et qu’elle soit renvoyée des fins de la poursuite.
La représentante du garde des sceaux, ministre de la justice, a estimé fondés l’ensemble des manquements invoqués dans la saisine et a demandé au Conseil de prononcer la sanction de l’exclusion temporaire de fonctions avec privation totale du traitement pendant six mois, assortie d’un déplacement d’office.
Sur les manquements au devoir d’impartialité
Selon les dispositions de l'article 43, alinéa 1er, de l'ordonnance du 22 décembre 1958 modifiée, dans sa rédaction antérieure à celle issue de la loi n°2023-1258 du 22 novembre 2023 et applicable en la cause, « Tout manquement par un magistrat aux devoirs de son état, à l'honneur, à la délicatesse ou à la dignité, constitue une faute disciplinaire ».
Tout manquement par un magistrat au devoir d’impartialité, qui s’analysait, avant la loi du 22 novembre 2023, en un manquement au devoir de son état, constitue, en soi, une faute disciplinaire.
En l’espèce, il résulte des pièces versées aux débats (rapport d’enquête administrative, pièces de la procédure pénale transmise par la direction des services judiciaires) les éléments qui suivent.
Le 10 septembre 2019, une enquête pénale était ouverte à XXXXXXX à la suite d’un signalement relatif à un litige civil susceptible de révéler des faits d’escroquerie et de détournements de fonds publics impliquant la SCA D et la SAFER de E, toutes deux présidées par M. F.
Les investigations menées par la gendarmerie révélaient qu’entre 2014 et 2019, plusieurs décisions concernant la SCA D et la SAFER de E avaient été rendues par Mme X, en sa qualité de juge commissaire, alors que celle-ci était, depuis le 24 décembre 2014, date du décès de son père, coïndivisaire avec son frère d’une exploitation viticole familiale entretenant, de longue date, des relations contractuelles avec la SCA D.
L’enquête montrait également que Mme X avait été désignée, dès le 30 mars 2015, mandataire conventionnel à titre gratuit de l’indivision successorale.
Selon la mission de l’inspection générale de la justice, l’exploitation viticole représente 25 hectares de vignes situées à XXXXXX, équivalent à la surface moyenne d’une exploitation viticole en XXXX et à une surface supérieure à la moyenne nationale, contrairement aux déclarations de Mme X faisant état d’un vignoble « modeste ».
En sa qualité de juge commissaire, Mme X était intervenue à plusieurs reprises dans le règlement de la procédure collective ouverte devant la juridiction de première instance de XX à l’égard de la SCEA C, également associée coopératrice de la SCA D.
Ainsi, par jugement d’ouverture de la procédure de redressement judiciaire rendu le 23 juin 2014 par une chambre civile du tribunal de XX composée notamment de Mme X en qualité d’assesseur, celle-ci a été désignée comme juge commissaire et rapporteure à ce titre de la formation collégiale pour les audiences au fond des 11 mai 2015, 16 novembre 2015, 11 juillet 2016 et 12 décembre 2016.
Mme X a, en sa qualité de rapporteure, présenté à la formation de jugement des avis sur le renouvellement de la période d'observation et la poursuite de l’activité de la SCEA C, dans la perspective de la présentation d'un plan de continuation engageant la SCA D.
C’est également suivant rapport du 9 décembre 2016 de Mme X, juge commissaire, que l’extension de la procédure collective (le redressement judiciaire a été converti en liquidation judiciaire par jugement du 15 décembre 2016) à la SCI G a été ordonnée par jugement du 13 février 2017.
Au titre du règlement de la procédure collective, Mme X a rendu les ordonnances suivantes :
- une ordonnance du 18 mai 2015 rejetant l’action en revendication de biens formée par la CCV I, concurrente de la SCEA D, et déclarant irrecevable l’action en revendication du prix des marchandises formée par cette société ;
- une ordonnance du 18 avril 2016 ordonnant, pour partie, l’inscription de créances de la CCV I au passif de la SCEA C ;
- une ordonnance du même jour, ordonnant une mesure d’expertise comptable en vue de déterminer les sommes réellement dues par la SCEA C à la CCV I ;
- des ordonnances du même jour rejetant la demande de la CCV I aux fins d’être désignée en qualité de contrôleur à la procédure collective et désignant la SICA J en qualité de contrôleur (décision infirmée par jugement du tribunal du 12 décembre 2016) ;
- une ordonnance du 15 septembre 2016 autorisant la SCEA C à recevoir de la SCA D une avance sur la récolte 2016 d’un montant de 150 000 euros ;
- une ordonnance du 16 janvier 2017 portant autorisation de passer un contrat avec la SCA D pour la taille des vignes moyennant une somme de 102 784 euros et des prestations de service de la SCA D assumant une mission de chef de culture moyennant le prix de 5 000 euros hors taxes par mois et ce jusqu'au mois de mars 2017, fin de taille ;
- une ordonnance du 18 avril 2017 autorisant la conclusion d’un contrat de palissage et de pliage du domaine moyennant la somme de 44 968 euros hors taxes et une prestation de service de la SCA D assumant une mission de chef de culture moyennant le prix de 5 000 euros hors taxes par mois, et ce jusqu'à la fin du palissage et du pliage :
- une ordonnance du 18 septembre 2018 autorisant la vente de gré à gré du domaine de C à la SAFER de E moyennant une somme de 1 620 354 euros, cette offre n'étant pas la mieux-disante sur les trois retenues.
Cette dernière décision a été décrite par l’inspection comme présentant des enjeux économiques et politiques locaux majeurs ayant fait l’objet d’une médiatisation importante en XXXX.
Au-delà des décisions précitées, il ressort de l’enquête administrative que la consultation de l’ensemble des minutes des ordonnances de juge commissaire rendues entre 2015 et 2020 montre que Mme X a statué à trente-huit reprises dans le règlement de procédures collectives civiles concernant d’autres exploitations viticoles concurrentes ou associées coopératrices de la SCA D (notamment l’EARL K ou le Clos de L) et par voie de conséquence en concurrence directe avec l’exploitation viticole X ou associées à celle-ci par l’intermédiaire de la SCA D.
Il convient également de relever que Mme X, qui a renoncé à la succession de son père le 28 février 2019, n’a pas cessé ses fonctions de mandataire de l’indivision à titre bénévole.
Dès lors, en rendant, en qualité de juge commissaire à la procédure collective de la SCEA C, des décisions intéressant directement ou indirectement la SCA D et la SAFER de E, toutes deux dirigées par M. F, alors qu’elle était mandataire d’une indivision successorale comprenant une exploitation agricole contractuellement liée à la SCA D, Mme X, qui aurait dû s’abstenir de siéger, a manqué à son devoir d’impartialité et a ainsi commis une faute disciplinaire.
Il importe peu que les décisions litigieuses aient pu être juridiquement fondées ou n’aient fait l’objet d’aucun recours ou encore que la situation de fait ait pu être connue de tous, dès lors que le comportement de Mme X était de nature à faire naître un doute légitime sur son impartialité et à porter atteinte au crédit de l’institution judiciaire et à la confiance devant être inspirée par celle-ci.
Sur le manquement au devoir de délicatesse
Selon les dispositions de l'article 43, alinéa 1er, de l'ordonnance du 22 décembre 1958 modifiée, dans sa rédaction antérieure à celle issue de la loi n°2023-1258 du 22 novembre 2023 et applicable en la cause, « Tout manquement par un magistrat aux devoirs de son état, à l'honneur, à la délicatesse ou à la dignité, constitue une faute disciplinaire ».
Tout manquement par un magistrat au devoir de loyauté s’analysait, avant la loi du 22 novembre 2023, en un manquement au devoir de son état.
En l’espèce, il résulte du rapport adressé le 26 octobre 2022 par la présidente du tribunal judiciaire de XX à la première présidente de la cour d'appel de XX que Mme X s’est, à plusieurs reprises, montrée très réticente à répondre aux courriels qui lui étaient adressés en ce qui concerne l’organisation des services, ses congés, ses rapports d’activité et même son évaluation.
Suivant le même rapport, Mme X n’a pas fait part à son précédent président de son implication personnelle dans l’exploitation viticole familiale et ne s’est jamais présentée aux rendez-vous proposés par celui-ci, le contraignant, de ce fait, à solliciter ses explications écrites à ce sujet.
De même, Mme X n’a prévenu sa présidente ni de sa convocation par le juge d’instruction en vue de sa mise en examen ni, par la suite, des chefs de prévention retenus par le magistrat instructeur et ne s’est pas présentée aux rendez-vous fixés à ces fins.
En outre, Mme X, qui a nécessairement réalisé des actes d’administration de l’exploitation familiale en sa qualité de mandataire conventionnel de l’indivision, n’a jamais sollicité de son chef de cour une dérogation individuelle sur le fondement de l’article 8 de l'ordonnance n°58-1270 du 22 décembre 1958 modifiée.
Elle a même fait preuve de réticence à s’expliquer auprès de sa hiérarchie sur la nature de son activité malgré plusieurs demandes de précisions formulées par son président d’alors, étant relevé qu’une demande d’autorisation, tout comme une déclaration d’intérêts circonstanciée (celle-ci n’ayant mentionné qu’une qualité de « mandataire conventionnel de l’indivision H comprenant une exploitation agricole (viticulture) en cours de transmission »), auraient permis à sa hiérarchie d’apprécier la compatibilité de cette activité annexe, même non rémunérée, avec son activité professionnelle.
L’ensemble de ces comportements de Mme X à l’égard de sa hiérarchie doivent s’analyser, plutôt que des manquements au devoir de délicatesse, en des manquements au devoir de loyauté, constitutifs d’une faute disciplinaire.
Sur le manquement à l’obligation de formation professionnelle
Selon les dispositions de l'article 43, alinéa 1er, de l'ordonnance du 22 décembre 1958 modifiée, dans sa rédaction antérieure à celle issue de la loi n°2023-1258 du 22 novembre 2023 et applicable en la cause, « Tout manquement par un magistrat aux devoirs de son état, à l'honneur, à la délicatesse ou à la dignité, constitue une faute disciplinaire ».
Aux termes de l’article 50, alinéa 2, du décret 72-355 du 4 mai 1972 relatif à l’Ecole nationale de la magistrature, « tout magistrat suit chaque année au moins cinq jours de formation. »
Tout manquement par un magistrat à l’obligation annuelle de formation s’analyse en un manquement au devoir de son état.
En l’espèce, il résulte du rapport de l’inspection générale de la justice qu’entre 2010 et 2022, Mme X n’a satisfait que faiblement à son obligation de formation continue, se bornant à suivre épisodiquement des formations déconcentrées en XXXX à raison d’une journée ou d’une demi-journée.
L’absence de mobilité géographique dont a fait preuve Mme X tout au long de sa carrière et qui excluait de ce fait toute confrontation à d’autres pratiques judiciaires rendait d’autant plus nécessaire le respect par la magistrate de son obligation de se former régulièrement.
Les évaluations professionnelles de la magistrate faisant notamment état de la solidité de ses connaissances juridiques ne sauraient pour autant l’affranchir de son obligation légale.
Il en résulte qu’en ne satisfaisant qu’épisodiquement à son obligation de formation professionnelle sur une période de plus de dix années, Mme X a manqué aux devoirs de son état et a ainsi commis une faute disciplinaire.
Sur la sanction
Aux termes de l’article 45 de l'ordonnance n°58-1270 du 22 décembre 1958 modifiée portant loi organique relative au statut de la magistrature, dans sa rédaction antérieure à celle issue de la loi n°2023-1258 du 22 novembre 2023 et applicable en la cause, les sanctions disciplinaires applicables aux magistrats sont :
1° Le blâme avec inscription au dossier ;
2° Le déplacement d'office ;
3° Le retrait de certaines fonctions ;
3° bis L'interdiction d'être nommé ou désigné dans des fonctions de juge unique pendant une durée maximum de cinq ans ;
4° L'abaissement d'échelon ;
4° bis L'exclusion temporaire de fonctions pour une durée maximum d'un an, avec privation totale ou partielle du traitement ;
5° La rétrogradation ;
6° La mise à la retraite d'office ou l'admission à cesser ses fonctions lorsque le magistrat n'a pas le droit à une pension de retraite ;
7° La révocation.
Mme X a exercé son activité de magistrat pendant trente-trois années dans le ressort du tribunal de XX, un ressort insulaire de taille modeste.
Elle s’est ainsi elle-même placée dans une position de vulnérabilité déontologique renforcée, qui impliquait une vigilance toute particulière de sa part et qui aurait dû la conduire à recourir à la règle de l’abstention chaque fois que cela s’avérait nécessaire.
Au contraire, alors que le conseil de discipline a retenu à son encontre des manquements au devoir d’impartialité objective auquel elle était astreinte, Mme X, se plaçant quasi-exclusivement sur le terrain de l’impartialité subjective, n’a cessé, tant au cours de l’enquête administrative et de l’enquête disciplinaire qu’à l’audience, d’affirmer qu’elle avait toujours fait preuve d’impartialité, manifestant ainsi une absence de prise de conscience des manquements relevés.
Dans ces conditions, la sanction du déplacement d’office constitue la mesure la plus appropriée comme étant de nature à la fois à sanctionner des manquements ayant perduré pendant plusieurs années et à écarter tout risque de réitération.
PAR CES MOTIFS,
Le Conseil,
Après en avoir délibéré à huis-clos, hors la présence de M. Patrick Wachsmann, rapporteur ;
Siégeant en audience publique le 17 octobre 2024 pour les débats et statuant le 21 novembre 2024 par mise à disposition de la décision au secrétariat général du Conseil supérieur de la magistrature ;
Prononce, à l'encontre de Mme X, la sanction du déplacement d’office.
La présente décision sera notifiée à Mme X par courrier recommandé avec demande d’avis de réception à Mme la première présidente de la cour d’appel de XX pour notification par la voie hiérarchique et à ses conseils par voie dématérialisée.
Une copie sera adressée par voie dématérialisée au garde des sceaux, ministre de la justice.
La secrétaire générale adjointe
Sarah Salimi |
Le Président suppléant
Pascal Chauvin |