Le Conseil supérieur de la magistrature statuant comme conseil de discipline des magistrats du siège
CONSEIL SUPÉRIEUR DE LA MAGISTRATURE
Conseil de discipline des magistrats du siège |
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DÉCISION DU CONSEIL DE DISCIPLINE
Dans la procédure mettant en cause :
Monsieur X
Précédemment placé en position de détachement auprès de la direction des services judiciaires xxx pour exercer les fonctions de juge chargé de l’instruction au tribunal de première instance et actuellement vice-président au tribunal judiciaire de xxxx
Le Conseil supérieur de la magistrature,
Statuant comme conseil de discipline des magistrats du siège,
Sous la présidence de M. Christophe Soulard, premier président de la Cour de cassation, président de la formation,
En présence de :
Mme Sandrine Clavel
M. Yves Saint-Geours
Mme Hélène Pauliat
M. Georges Bergougnous
M. Jean-Christophe Galloux
M. Olivier Schrameck
M. Didier Guérin
M. Benoit Giraud
Mme Virginie Duval
M. Benoist Hurel
Mme Dominique Sauves
Mme Marie-Antoinette Houyvet
Membres du Conseil, siégeant,
Assistés de Mme Hélène Bussière, secrétaire générale adjointe du Conseil supérieur de la magistrature et de Mme Aurélie Vaudry, greffière ;
Vu l’article 65 de la Constitution ;
Vu l’ordonnance n° 58-1270 du 22 décembre 1958, modifiée, portant loi organique relative au statut de la magistrature, notamment ses articles 43 à 58 ;
Vu la loi organique n° 94-100 du 5 février 1994, modifiée, sur le Conseil supérieur de la magistrature, notamment son article 19 ;
Vu le décret n° 94-199 du 9 mars 1994, modifié, relatif au Conseil supérieur de la magistrature, notamment ses articles 40 à 44 ;
Vu l’acte de saisine du Premier ministre du 15 septembre 2021, reçu au Conseil le 16 septembre 2021, ainsi que les pièces jointes à cette saisine ;
Vu l’ordonnance du 11 octobre 2021 désignant M. Bergougnous en qualité de rapporteur ;
Vu les dossiers disciplinaire et administratif de M. X mis préalablement à sa disposition, ainsi qu’à celle de ses conseils ;
Vu l’ensemble des pièces jointes au dossier au cours de la procédure ;
Vu la convocation à l’audience du 13 juillet 2022 envoyée par LRAR à M. le premier président de la cour d’appel d’xx, dont M. X a eu notification par la voie hiérarchique le 21 juillet 2022 ;
Vu la convocation adressée à Maître A, avocat au barreau de xxxxx, conseil premier choisi de M. X, le 7 juillet 2022 ;
Vu le mémoire du 19 juillet 2022 et ses annexes produits par Maître A au soutien des intérêts de M. X ;
Les débats s’étant déroulés en audience publique, à la Cour de cassation, le mercredi 31 août 2022 ;
Après avoir entendu :
- M. Bergougnous, en son rapport ;
- M. Paul Huber, directeur des services judiciaires, assisté de Mme Delphine Yéponde, chef du bureau du statut et de la déontologie à la sous-direction des ressources humaines de la magistrature de la direction des services judiciaires, qui a conclu à l’existence de fautes disciplinaires commises par M. X et au non-lieu à sanction à son encontre ;
- M. X assisté de Maître A, avocat au barreau de xxxxx, Maître B, avocate au barreau de xxxxxx, Mme C, présidente de l’E, et Mme D, secrétaire nationale de l’E, M. X ayant eu la parole en dernier ;
- M. F et Mme G, témoins cités par la défense ;
A rendu la présente
DÉCISION
L’acte de saisine du Premier ministre relève à l’encontre de M. X :
- un manquement à son obligation de prudence en se prêtant à des prises de vue dans différentes enceintes judiciaires dans le cadre d’un reportage télévisuel, en ne vérifiant pas l’utilisation faite de ces images ou en ne souhaitant pas les corriger alors même qu’il avait été mis en mesure de le faire, et en permettant ainsi l’illustration particulière de ses propos pouvant semer un doute dans l’esprit du téléspectateur et remettre en cause les plus hautes instances xxx ;
- un manquement à ses devoirs de réserve et de délicatesse et une atteinte à l’image et au crédit de la justice yyy en laissant entendre, par des propos répétés dans le cadre d’interviews ou de reportages télévisés, que l’institution judiciaire yyy cautionne les dysfonctionnements imputés à la justice xxx et que des magistrats yyy y participent avant tout par intérêt personnel.
Avant toute défense au fond, M. X conclut à l’illégalité, d’une part, de la saisine du Conseil par le Premier ministre « en raison de l’incompétence matérielle de son auteur », d’autre part, de la saisine préalable de l’inspection générale de la justice par le garde des sceaux, ministre de la justice, « en raison d’un grave conflit d’intérêts ».
Le Conseil a joint au fond l’examen de ces exceptions et moyens.
SUR LES EXCEPTIONS DE procédure
Sur la nullité de l’acte de saisine du Premier ministre
M. X soutient que le Premier ministre n’était pas compétent pour saisir le Conseil dès lors que le décret de déport du garde des sceaux, ministre de la justice, ne pouvait lui permettre d’engager des poursuites disciplinaires à l’encontre des magistrats s’agissant d’une compétence spéciale confiée à ce dernier par l’ordonnance n°58-1270 du 22 décembre portant loi organique relative au statut de la magistrature. Il ajoute qu’il n’est pas démontré que ce décret serait intervenu sur la demande écrite du garde des sceaux, ministre de la justice, formalité pourtant requise.
M. X est recevable à contester devant le conseil de discipline des magistrats du siège la régularité de l’acte de saisine à son encontre en raison de l’incompétence de son auteur.
Cet acte est fondé, d’une part, sur l’article 50-1 de l’ordonnance n° 58-1270 du 22 décembre 1958, qui attribue expressément au garde des sceaux, ministre de la justice, le pouvoir de saisir le Conseil de faits motivant des poursuites disciplinaires, d’autre part, sur les décrets n° 2020-1293 du 23 octobre 2020 et n° 2020-1608 du 17 décembre 2020, qui ont notamment confié au Premier ministre l’exercice des attributions du garde des sceaux, ministre de la justice, dans les dossiers « relatifs à la mise en cause du comportement d’un magistrat à raison d’affaires impliquant des parties dont il a été l’avocat ou dans lesquelles il a été impliqué ». La situation de M. X, qui, alors qu’il était détaché en qualité de juge d’instruction au tribunal de première instance de xxx, a « inculpé » des clients de Maître H, nommé garde des sceaux, ministre de la justice, le 6 juillet 2020, s’inscrit bien dans ce cadre.
Ces décrets, édictés « sur la proposition du garde des sceaux, ministre de la justice », satisfont aux prescriptions formelles de l’article 2-1 du décret n° 59-178 du 22 janvier 1959 relatif aux attributions des ministres, en application duquel ils ont été pris.
Ils mettent en œuvre le mécanisme de déport issu de la loi n° 2013-907 du 11 octobre 2013, relative à la transparence de la vie publique qui conditionne les attributions des ministres par la prévention des conflits d’intérêts définis à l’article 2 dans les termes suivants : « I. - Au sens de la présente loi, constitue un conflit d'intérêts toute situation d'interférence entre un intérêt public et des intérêts publics ou privés qui est de nature à influencer ou à paraître influencer l'exercice indépendant, impartial et objectif d'une fonction. […]
Un décret en Conseil d'Etat fixe les modalités d'application du présent article ainsi que les conditions dans lesquelles il s'applique aux membres du Gouvernement. […] ».
En application de ces dispositions, le décret n° 2014-34 du 16 janvier 2014 relatif à la prévention des conflits d'intérêts dans l'exercice des fonctions ministérielles a inséré un article 2-1 dans le décret n° 59-178 selon lequel : « Le ministre qui estime se trouver en situation de conflit d'intérêts en informe par écrit le Premier ministre en précisant la teneur des questions pour lesquelles il estime ne pas devoir exercer ses attributions. Un décret détermine, en conséquence, les attributions que le Premier ministre exerce à la place du ministre intéressé. »
Il s’ensuit que la compétence disciplinaire à l’égard de M. X a été attribuée au Premier ministre à compter du décret de déport n° 2020-1293, le conseil de discipline n’ayant pas à apprécier la conformité à la Constitution de ce décret pris en application d’une loi dont la constitutionnalité n’a pas été régulièrement contestée.
La saisine du Conseil ayant été effectuée conformément au décret de déport, l’exception soulevée à l’encontre de cette dernière sera rejetée.
Sur la nullité de la saisine de l’inspection générale de la justice
M. X soutient que le garde des sceaux, ministre de la justice, a délibérément violé les articles 1 et 2 de la loi n° 2013-907 en saisissant l’inspection générale de la justice d’une mission d’enquête administrative le concernant dès lors qu’il se trouvait en situation objective de conflit d’intérêts pour, d’une part, avoir été l’avocat de plusieurs personnes qu’il a « inculpées », d’autre part, avoir, en cette qualité, annoncé le dépôt de plaintes pénale et disciplinaire à son encontre. Il estime qu’« un tel conflit d’intérêts entache d’illégalité toute procédure diligentée dans ces conditions, quelle qu’en soit la nature juridique, administrative, disciplinaire ou pénale, pour violation du principe d’impartialité de l’autorité publique », soulignant que le respect de ce principe est la condition nécessaire à la tenue d’un procès équitable au sens de l’article 6 de la Convention européenne des droits de l'homme (CEDH).
En ordonnant, le 31 juillet 2020, une enquête administrative à l’encontre de M. X, après s’être exprimé le 12 juin 2020, en qualité d’avocat de l’une des personnes inculpées par ce dernier, dans un article de W intitulé « scandalisé par une émission de France 3, Me H attaque l’ancien juge d’instruction de l’affaire I et saisit le CSA », le garde des sceaux, ministre de la justice s’est trouvé dans une situation objective de conflit d’intérêts qui est d’ailleurs une condition de la compétence du Premier ministre pour la présente affaire.
Cependant, cette situation de conflit d’intérêts n’a pas eu d’incidence sur les conditions d’impartialité et de loyauté dans lesquelles les inspecteurs ont accompli leur mission, M. X ne contestant d’ailleurs pas la façon dont l’enquête a été menée.
Au demeurant, une éventuelle irrégularité de l’enquête administrative n’aurait pu avoir de conséquences que sur la prise en compte de son contenu par le Conseil. Elle aurait été sans effet sur la validité de la saisine du Conseil, dont elle ne constitue pas un préalable nécessaire.
Dans ces conditions, l’exception soulevée de ce chef sera écartée.
SUR LE FOND
Selon les dispositions du premier alinéa de l’article 43 de l’ordonnance du 22 décembre 1958 susvisée : « tout manquement par un magistrat aux devoirs de son état, à l’honneur, à la délicatesse ou à la dignité, constitue une faute disciplinaire ».
Sur les faits à l’origine des poursuites disciplinaires
Placé en position de détachement auprès de la direction des services judiciaires xxx, pour exercer les fonctions de juge chargé de l'instruction au tribunal de première instance, pour une durée de trois ans à compter du 1er septembre 2016, M. X a été saisi d’une information judiciaire pour escroqueries et blanchiment de ces délits au préjudice d’un homme d’affaires. Cette information a été suivie de l’ouverture de deux procédures incidentes, la dernière portant notamment sur des infractions de corruption et de trafic d’influence susceptible d’impliquer, outre cet homme d’affaires, des personnalités xxx. Ces procédures ont fait l’objet d’une couverture médiatique importante et provoqué une crise au sein des institutions administratives et judiciaires xxx, en particulier, une manifestation d’une centaine de policiers devant le palais de justice en soutien à leurs collègues mis en cause, le départ en retraite anticipé du Secrétaire d’Etat à la justice, directeur des services judiciaires et des tensions au sein des juridictions de xxx.
En dépit des avis favorables officiellement échangés entre les autorités yyy et xxx au sujet du renouvellement de M. X dans ses fonctions à l’issue de la première période de trois ans, ces dernières ont finalement renoncé à solliciter ce renouvellement. Le détachement de M. X a ainsi pris fin le 31 août 2019. Il en avait été avisé le 24 juin 2019 et cette information avait été rendue publique par un communiqué de presse de la direction des services judiciaires xxx du 26 juin 2019. Il n’a été installé en qualité de vice-président au tribunal judiciaire de xxxx que le 31 octobre 2019.
Jusqu’à l’annexe 3 rédigée par la présidente du tribunal de première instance au moment de son départ, ses évaluations xxx ont été élogieuses.
M. X a formé un recours en excès de pouvoir assorti d’une demande de sursis à exécution devant le Tribunal suprême à l’encontre de l’ordonnance souveraine ayant mis fin à son détachement, lequel a été rejeté par décisions des 22 octobre 2019 et 25 juin 2020. A la suite de cette dernière décision, il a saisi la Cour européenne des droits de l’homme sur le fondement des articles 6-1 et 13 de la CEDH.
Parallèlement, M. X a été reçu par le Conseil supérieur de la magistrature qui a publié un communiqué le 23 octobre 2019 et appelé l’attention du président de la République sur le statut et la situation des magistrats yyy détachés dans des fonctions judiciaires auprès de xxx suivant lettre du 21 octobre 2019.
Il est intervenu tant dans la presse écrite que télévisée. Ces interventions ont suscité plusieurs réactions dans la presse et des signalements à Mme J, alors garde des Sceaux.
Le Conseil supérieur de la magistrature a également été saisi de deux requêtes de justiciables, lesquelles ont été déclarées irrecevables par décisions du 17 décembre 2020.
La saisine du Premier ministre retient l’article paru dans L’Obs du 24 octobre 2019, intitulé « le juge qui accuse xxx ». M. X y déclare notamment : « j’ai réalisé qu’à xxx la justice devait être une institution qui arrange et non qui dérange » puis affirme avoir « servi d’alibi pour justifier à quel point la justice pouvait être indépendante à xxx ».
La saisine concerne également la participation à l’émission « Pièces à convictions : scandales à xxx – les révélations d’un juge » diffusée sur France 3 le 10 juin 2020, dont le tournage a eu lieu en trois séquences, fin 2019 au Y puis début 2020 à yy et en avril-mai à xxxx et xxx.
M. X y revient sur les conditions du non-renouvellement de son détachement dans ces termes : « Ma première réflexion a été de me dire : ils ont osé, ils ont osé, ils oseront tout, voilà, rien ne va les arrêter. Et je me suis dit : pour le faire de cette manière, c’est que véritablement les intérêts auxquels je suis en train de toucher sont des intérêts d’Etat ».
Sur le dossier qu’il instruisait, M. X, selon la saisine, « indique avoir transmis, avant son départ, une liste de 105 questions à destination du souverain princier. Ce passage de l’émission est illustré par une image des mains de M. X en train de taper sur un clavier d’ordinateur, avec des commentaires du journaliste et l’énoncé en voix off de quelques-unes de ces questions, apparaissant en surimpression avec la signature et le tampon du magistrat ».
Dans l’entretien qui a suivi le reportage, M. X, répondant à la journaliste sur la situation de ses collègues toujours en poste à xxx, observe « qu’il s’est toujours demandé dans quelle mesure les avantages matériels et financiers dont lui-même et les autres magistrats avaient bénéficié « étaient de nature à assurer et garantir [leur] indépendance », tout en concédant que parmi « ceux qui restent », « un certain nombre » sont « attachés à leur indépendance, sont intègres, courageux et défendent l’idée qu’ils se font de la justice, conformément à leur serment ».
Lui répondant ensuite sur la réaction de la yyy après le non-renouvellement de son détachement, il indique avoir nourri « un certain sentiment d’abandon » et s’être interrogé sur le point de savoir si l’indépendance des magistrats yyy détachés à xxx « n’avait pas été sacrifiée à des relations diplomatiques entre la yyy et xxx ».
La saisine évoque enfin la participation à l’émission « Complément d’enquête » diffusée sur France 2 le 7 janvier 2021. Apparaissant devant et au sein du palais de justice de xxxx, M. X fait un lien entre son « éviction de xxx » et des « investigations qui dérangeaient en haut lieu », que des autorités locales souhaitaient selon lui empêcher de prospérer.
Selon le Premier ministre, ces prises de parole médiatiques répétées et qualifiées de « polémiques » sur les justices xxx et yyy caractérisent des manquements disciplinaires imputables à M. X, ce qu’il conteste.
Sur le manquement au devoir de prudence
La partie de l’émission « Pièces à conviction » en cause montre M. X en train de taper sur un clavier d’ordinateur un texte flouté alors que sont évoquées les questions qu’il avait préparées à l’attention du yyyy de xxx. Quelques-unes de ces questions apparaissent ensuite en surimpression à l’écran, suivies d’un plan de la signature de M. X et de son tampon de « juge d’instruction ».
Si M. X a fait usage de son droit de relecture pour faire supprimer certaines de ses déclarations et prévenir ainsi tout « risque polémique inutile », il n’a en revanche demandé aucune modification du montage du reportage qu’il a pu visionner, trois jours avant la diffusion de l’émission. Il admet avoir été « gêné » par la séquence « en fin d’émission, portant sur une liste de questions posées au yyyy au moment de son départ de la juridiction ». Il a considéré qu’il était trop tard pour s’y opposer et que le montage opéré « relevait de la liberté du journaliste, et le cas échéant, de l’appréciation du Conseil supérieur de l’audiovisuel (CSA) ».
De fait, le Conseil ne peut que constater que le montage d’une émission télévisuelle procède de l’unique autorité des journalistes, sur laquelle la personne interviewée n’a pas de prise.
Si un magistrat est responsable de ses propos et des images auxquelles il se prête, il ne saurait lui être reproché les conditions du montage, sauf à faire peser sur lui une responsabilité sans pouvoir et, partant, à dissuader les magistrats d’intervenir dans les media audiovisuels.
Le Conseil relève que les prises de vue auxquelles s’est prêté M. X, à savoir taper sur un clavier d’ordinateur, sont conformes aux images habituellement demandées aux magistrats dans ce type d’émission et ne révèlent aucune imprudence de la part de M. X, dès lors qu’il n’est ni établi, ni même allégué qu’il savait, au moment de ces prises de vue, l’usage particulier qui allait en être fait.
La mise en scène réalisée ensuite par le journaliste, pour inopportune qu’elle puisse paraître, ne saurait donc être reprochée à M. X.
Par conséquent, le manquement au devoir de prudence sera écarté.
Sur le manquement au devoir de délicatesse
Force est de constater que M. X n’a visé nommément aucun magistrat et qu’il a exprimé des constats sur la rémunération des magistrats détachés à xxx et les conditions du renouvellement de leur détachement, dans des termes généraux et, de surcroît, sous une forme interrogative.
En outre, l’objet de son propos n’était nullement de stigmatiser des magistrats mais de donner une illustration du risque que lui semblait comporter, pour leur indépendance, un différentiel trop important entre la rémunération des magistrats yyy et xxx : son propos ne poursuivait donc pas un but polémique mais relevait bien de la participation à un débat dont le caractère d’intérêt général ne saurait être contesté.
A ce titre, les témoignages recueillis dans le cadre de l’enquête administrative démontrent que les propos tenus par M. X ont été diversement perçus : s’ils ont pu blesser des magistrats toujours en poste à xxx qui se sont sentis mis en cause dans leur intégrité, d’autres ont, au contraire, estimé qu’aucune limite n’avait été franchie. En tout état de cause, le manquement au devoir de délicatesse ne peut pas uniquement résulter de la manière dont les propos sont ressentis.
Il résulte de l’ensemble de ces considérations que ce manquement n’est pas caractérisé et qu’il sera écarté.
Sur le manquement au devoir de réserve et sur l’atteinte à l’image et au crédit de la justice française
La liberté d’expression de tout citoyen bénéficie d’un niveau élevé de protection. En particulier, l’article 11 de la déclaration du 26 août 1789 des droits de l'homme et du citoyen dispose que « la libre communication des pensées et des opinions est un des droits les plus précieux de l'homme : tout citoyen peut donc parler, écrire, imprimer librement, sauf à répondre de l'abus de cette liberté dans les cas déterminés par la loi ». L’article 10 de la Convention européenne des droits de l’Homme stipule que « toute personne a droit à la liberté d’expression. Ce droit comprend la liberté d’opinion et la liberté de recevoir ou de communiquer des informations ou des idées sans qu’il puisse y avoir ingérence d’autorités publiques et sans considération de frontière ».
S’agissant des magistrats, la liberté d’expression doit être conciliée avec leur devoir de réserve posé par l’article 10 de l’ordonnance statutaire.
S’ils peuvent faire connaître leur opinion, ils doivent toutefois s’exprimer de façon mesurée afin de ne pas compromettre l’image d’impartialité et de neutralité indispensable à la confiance du public ni porter atteinte au crédit et à l’image de l’institution judiciaire et des juges ni donner de la justice une image dégradée ou partisane. La parole du magistrat est en effet reçue comme l’expression d’une appréciation objective qui engage non seulement celui qui s’exprime mais aussi, à travers lui, toute l’institution de la Justice (CEDH (grande chambre), arrêt du 23 avril 2015, Morice c. France, n° 29369/10).
Cette obligation de réserve ne saurait servir à réduire un magistrat au silence ou au conformisme. Sa portée doit s’apprécier au regard de la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l’Homme, qui a élaboré plusieurs critères : l’intérêt général du débat en cause, l’absence de divulgation d’informations secrètes, l’absence d’intentions cachées du magistrat et l’objectivité du propos, qui n’exclut pas une certaine dose d’exagération. La Cour prête une attention particulière au risque, que pourrait faire peser l’infliction d’une sanction, de décourager des citoyens et particulièrement des magistrats de participer au débat public. Elle s’assure que l’action de poursuite « soit exempte de tout soupçon d’avoir été menée à titre de représailles pour l’exercice de ce droit fondamental » qu’est la liberté d’expression (CEDH, arrêt du 12 février 2009, grande chambre, Guja c. Moldavie n° 14277/04, CEDH, arrêt du 26 février 2009, Koudechkina c. Russie n° 29492/05, CEDH, grande chambre, arrêt du 23 juin 2016, Baka c. Hongrie n° 20261/12, CEDH, arrêt du 19 octobre 2021, Todorova c. Bulgarie n° 40072/13, CEDH, arrêt du 1er mars 2022, Kozan c. Turquie n° 16695/19).
En l’espèce, M. X a livré son avis et ses critiques sur le fonctionnement de la justice à xxx et la situation des magistrats yyy qui y sont détachés dans des fonctions judiciaires. Il s’est exprimé, de façon non outrancière, sans divulguer d’information secrète, sur un sujet d’intérêt général ancien. Il n’apparaît pas davantage qu’il poursuivait, au moment de sa prise de parole, un intérêt personnel, son détachement ayant irrévocablement pris fin depuis plusieurs mois.
Le Conseil relève en outre que nul mieux qu’un magistrat ayant exercé à xxx ne pouvait porter témoignage de ces conditions d’exercice, de sorte que la prise de parole de M. X revêtait un intérêt particulier pour le débat public et les citoyens.
Il résulte de l’ensemble de ces considérations que M. X n’a pas excédé les limites de sa liberté d’expression.
Partant, aucun manquement disciplinaire ne saurait lui être reproché.
PAR CES MOTIFS,
Le Conseil,
Après en avoir délibéré à huis-clos, hors la présence de M. Bergougnous, rapporteur ;
Statuant en audience publique, le 31 août 2022 pour les débats et le 15 septembre 2022 par mise à disposition de la décision au secrétariat général du Conseil supérieur de la magistrature ;
Rejette les exceptions de nullité soulevées par M. X ;
Dit que M. X n’a commis aucun manquement à la discipline ;
Dit, en conséquence, n’y avoir lieu au prononcé d’une sanction disciplinaire à l’encontre de M. X ;
La présente décision sera notifiée à M. X par la voie hiérarchique ;
Une copie sera adressée à Mme la Première ministre.
La secrétaire générale adjointe
Hélène Bussière |
Le président
Christophe Soulard |
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