Conseil supérieur de la magistrature statuant comme conseil de discipline des magistrats du siège
Le Conseil supérieur de la magistrature, réuni comme conseil de discipline des magistrats du siège et siégeant à la Cour de cassation, sous la présidence de M. Pierre Drai, premier président de la Cour de cassation ;
Vu les articles 43 à 58 de l’ordonnance n° 58-1270 du 22 décembre 1958 portant loi organique relative au statut de la magistrature, modifiés par les lois organiques n° 67-130 du 20 février 1967, n° 70-642 du 17 juillet 1970, n° 79-43 du 18 janvier 1979 et n° 92-189 du 25 février 1992 ;
Vu les articles 13 et 14 de l’ordonnance n° 58-1271 du 22 décembre 1958 portant loi organique sur le Conseil supérieur de la magistrature ;
Vu les articles 9 à 13 du décret n° 59-305 du 19 février 1959 relatif au fonctionnement du Conseil supérieur de la magistrature ;
Vu la dépêche du garde des sceaux, ministre de la justice, du 12 décembre 1991, dénonçant au Conseil les faits motivant une poursuite disciplinaire contre M. X, juge des enfants au tribunal de grande instance de V, ainsi que les pièces jointes à cette dépêche ;
Sur le rapport de M. Souppe, désigné par ordonnance du 19 décembre 1991 ;
Après avoir entendu M. le directeur des services judiciaires ;
Après avoir entendu M. X en ses explications et moyens de défense ;
Après avoir entendu M. Y, premier juge des enfants au tribunal de grande instance de W et M. Z, juge d’instruction au tribunal de grande instance de W, assistant M. X en qualité de pairs, en leurs observations ;
Après avoir entendu Maître Verges, avocat à la cour d’appel de Paris, en sa plaidoirie ;
M. X ayant eu la parole le dernier ;
Attendu qu’à l’encontre de M. X, sont imputées à faute disciplinaire, d’une part, des insuffisances professionnelles dans l’exercice de ses fonctions de juge des enfants, d’autre part une attitude et des comportements contraires aux devoirs de magistrat ;
Sur le premier grief
Attendu qu’il ressort des éléments du dossier soumis au conseil de discipline :
1 - Que le cabinet de juge des enfants du tribunal de grande instance de V, dont M. X à la charge depuis le début de l’année 1988, se trouvait, en septembre 1991, dans un état d’inorganisation administrative tel que l’ampleur de son activité juridictionnelle n’a pu être exactement déterminée, tant en matière d’assistance éducative qu’en matière pénale, et ce en raison notamment :
- de la dispersion des dossiers dont certains sont restés introuvables, tandis que d’autres, qui auraient dû être archivés comme clos, restaient en cours,
- de l’absence de registre ou de fichier régulièrement tenus ;
2 - Que M. X s’est abstenu d’exercer un minimum de direction et de contrôle de l’action du greffe ; qu’ainsi se sont instaurées, sans réaction de sa part, des pratiques regrettables telles que :
- la datation des décisions en matière civile, non pas du jour où elles ont été rendues mais de celui où la minute a été établie,
- l’abandon à la discrétion du greffe de la composition du rôle des audiences ou la convocation des parties,
- l’omission fréquente de mentions essentielles sur les jugements telles que la date de l’audience, la présence des parties, les modalités de leur convocation,
- le désordre dans lequel étaient laissées un grand nombre de pièces d’origine et de nature diverses, en attente de classement ;
3 - Que le délaissement du contentieux pénal se traduit, d’une part, par le retard dans le traitement des affaires aboutissant à l’écoulement, entre la date des faits et celle de la décision, d’un délai de deux à trois ans pour les affaires soumises au tribunal pour enfants et de dix-huit mois en moyenne pour les procédures de cabinet ; d’autre part, par le défaut de rédaction des minutes d’un grand nombre de décisions, carence qui fait obstacle à l’exercice des voies de recours et à l’exécution des peines prononcées, et, depuis, atteintes par la prescription ;
Attendu que l’accumulation de ces négligences et de ces anomalies établit, à la charge, de M. X, un manquement caractérisé à la rigueur élémentaire qui constitue un des devoirs du juge dans l’accomplissement de son office, que ce manquement, par sa gravité et la multiplicité de ses manifestations, excède les limites de ce que permettraient de justifier ou même simplement d’expliquer une surcharge de travail et une insuffisance de moyens, à les supposer établies au degré exceptionnel prétendu en l’espèce ;
Sur le second grief
Attendu que M. X a été appelé à participer à certaines activités de caractère juridictionnel du tribunal de grande instance de V ; qu’après avoir protesté contre la charge supplémentaire qui lui était ainsi imposée, alléguant qu’elle compromettait l’exercice normal de ses fonctions et attributions propres, il a déserté l’audience du tribunal correctionnel qu’il devait présider comme juge unique ou celle à laquelle il devait siéger en qualité d’assesseur ; qu’il a invoqué la maladie comme cause de ces absences et produit, dans la plupart des cas, un certificat médical ;
Mais attendu que, nonobstant ces pièces justificatives, il ressort de la répétition régulière et suivie sur neuf mois d’activité, de ces défaillances de santé aussi brusques que brèves et de leur coïncidence exacte avec les jours d’audience, que les absences constatées procèdent d’une volonté délibérée et au demeurant (par ailleurs) proclamée, d’échapper à la contribution demandée ; que cette attitude est confirmée par le fait que M. X a refusé de se soumettre à la visite de contrôle ordonnée par le président du tribunal ;
Attendu que M. X – outre son manque d’égards pour les justiciables dûment convoqués à l’audience – ne pouvait ignorer la grave perturbation qu’il apportait au fonctionnement de la juridiction, par la nécessité réitérée de renvoyer les affaires ou d’assurer son remplacement dans les plus mauvaises conditions d’urgence, au détriment de l’activité propre des magistrats qui se trouvaient contraints d’y pourvoir ;
Qu’ainsi le comportement de M. X apparaît contraire aux devoirs de son état ;
Attendu que le 22 juin 1991, répondant à une demande d’explication émanant du président du tribunal au sujet d’un incident intéressant un mineur et laissant présumer une carence des services du tribunal pour enfants, M. X a adressé à ce magistrat une lettre comportant les passages suivants :
« Dans l’esprit de Mlle le procureur, un français d’origine antillaise ne peut se trouver que d’un côté de la barre ou plutôt des barreaux (…) »
« La xénophobie est partout présente dans le milieu des notables de la région dont vous faites partie, Mme le président, à plus d’un titre (…) »
« L’équipe de racistes dont vous et votre collègue du parquet avez pris la tête, ne parviendrez pas à vous opposer (sic) à ce qu’un homme, fût-il du peuple et d’origine antillaise, exerce une fonction de magistrat dans son pays » ;
Attendu que le 8 juillet 1991, à la suite d’un incident provoqué par une de ses absences, M. X a adressé à Mlle B, premier juge, assurant le remplacement du président, un « soit-transmis » comportant les termes suivants : « Ni vos gesticulations visant à me déconsidérer auprès des avocats, ni les atteintes que vous semblez vouloir porter aux droits concernant les personnes, ne sont de mise dans cette affaire. Je vous renvoie donc à une meilleure information auprès du ministre de la justice, mon employeur, et accessoirement à un cours sur les libertés publiques » ;
Attendu que ces excès de langage ont été commis dans des écrits dont les termes ont été nécessairement réfléchis ; que leur outrance traduit une perte totale de contrôle particulièrement inquiétante de la part d’un magistrat ; que leur caractère non seulement insolent ou injurieux mais aussi délibérément infamant à l’égard de collègues caractérise un manquement grave à la dignité et à la délicatesse ;
Attendu que, par arrêt du 20 novembre 1991 la cour d’appel de W statuant sur la demande de récusation formée contre M. X par la dame C, épouse D, et fondée sur les relations existant entre ce magistrat et l’avocat de son mari, a fait droit à cette requête ;
Attendu que la cour d’appel relève :
- que M. D a pour conseil Maître A, avocate au barreau de V,
- que Maître A vit maritalement avec M. X,
- que M. X s’est saisi d’office, sans aviser le parquet, à l’égard des enfants D pour ordonner, le 25 septembre 1991, une mesure d’assistance éducative en milieu ouvert et une enquête sociale alors qu’une instance intéressant ces mineurs était pendante devant la chambre de la famille de la cour d’appel qui, par arrêt du 23 septembre, avait suspendu provisoirement le droit de visite et d’hébergement du père et renvoyé la cause à son audience du 10 octobre en vue de la comparution personnelle des parents ;
Attendu qu’en procédant ainsi, M. X a manqué au devoir d’impartialité et de loyauté, auquel tout juge est tenu, dans sa démarche et dans son action ;
Attendu que, de l’ensemble des faits ci-dessus exposés, il résulte que M. X s’est révélé incapable d’assumer ses responsabilités de magistrat en se dispensant d’exercer ses pouvoirs de direction et de contrôle de l’organisation de son cabinet de juge des enfants, compromettant aussi l’efficacité de son office ;
Qu’en refusant délibérément et obstinément, durant plusieurs mois, d’apporter toute contribution à l’activité du tribunal correctionnel, en s’adressant par écrit à d’autres magistrats en des termes incompatibles avec la dignité et la délicatesse la plus élémentaire, enfin en statuant dans une procédure que les règles d’impartialité et de loyauté lui interdisaient de connaître, ce magistrat a commis des fautes susceptibles de sanctions disciplinaires ;
Par ces motifs,
Faisant application des dispositions des articles 45, 2°, 45, 3°, et 46, alinéa 2, de l’ordonnance n° 58-1270 du 22 décembre 1958, modifiée,
Prononce, à l’encontre de M. X, la sanction du retrait des fonctions de juge des enfants, ledit retrait étant assorti du déplacement d’office.