Conseil supérieur de la magistrature statuant comme conseil de discipline des magistrats du siège
Le Conseil supérieur de la magistrature, réuni comme conseil de discipline des magistrats du siège, et siégeant à la Cour de cassation, sous le présidence de M. Pierre Drai, premier président de la Cour de cassation ;
Vu les articles 43 à 58 modifiés de l’ordonnance n° 58-1270 du 22 décembre 1958 portant loi organique relative au statut de la magistrature ;
Vu les articles 18 et 19 de la loi organique n° 94-100 du 5 février 1994 sur le Conseil supérieur de la magistrature ;
Vu les articles 40 à 44 du décret n° 94-199 du 9 mars 1994 relatif au Conseil supérieur de la magistrature,
Vu la dépêche du ministre d’État, garde des sceaux, ministre de la justice, du 19 mai 1994, dénonçant au Conseil les faits motivant des poursuites disciplinaires à l’encontre de M. X, président du tribunal de grande instance de V, ainsi que les pièces jointes à cette dépêche ;
Sur le rapport de M. François Grégoire, membre du Conseil supérieur de la magistrature, désigné par ordonnance du 10 juin 1994 ;
Après avoir entendu M. Jean-François Weber, directeur des services judiciaires au ministère de la justice, assisté de M. Yannick Pressensé, magistrat à l’administration centrale du ministère de la justice ;
Après avoir entendu M. X en ses explications et moyens de défense ;
Après avoir entendu M. Paul-Louis Aumeras, procureur de la République près le tribunal de grande instance de Nice, conseil de M. X, lequel a eu la parole le dernier ;
L’affaire a été mise en délibéré et la date du prononcé de la décision fixée au 30 janvier 1995, à midi ;
Sur la procédure à l’audience
Attendu que, lors de son audition par le rapporteur, puis, par lettre adressée à M. le premier président, M. X a demandé que M. Y, premier président de la cour d’appel de W, soit entendu à l’audience du Conseil ;
Attendu que cette demande n’entre pas dans les prévisions des articles 51 à 56 de l’ordonnance du 22 décembre 1958, qui confient au rapporteur le soin d’entendre les témoins et plus généralement d’accomplir tous actes d’investigation utiles ; que ces dispositions ne font cependant pas obstacle à ce que, dans des cas exceptionnels, le Conseil, maître du déroulement des débats qui s’instaurent devant lui, décide qu’en raison des circonstances la personne dont l’audition est souhaitée sera entendue par l’ensemble de ses membres ;
Attendu qu’il apparaît, en l’espèce, que la déposition de M. Y, que sa qualité de premier président a amené à intervenir au cours de l’un des incidents ci-dessous rappelés, présente un intérêt tout particulier, justifiant qu’elle ne soit pas recueillie par le seul rapporteur ; qu’il s’ensuit que la demande de M. X est recevable et bien fondée ;
Sur les faits reprochés à M. X
Attendu que, selon l’article 43 de l’ordonnance du 22 décembre 1958, « Tout manquement, par un magistrat, aux devoirs de son état, à l’honneur, à la délicatesse ou à la dignité constitue une faute disciplinaire » ;
Attendu que ces termes doivent être entendus de façon particulièrement rigoureuse à l’égard d’un chef de juridiction, dont les fonctions exigent un sens spécialement aigu de ses responsabilités propres et à qui incombe, au premier chef, le devoir de préserver une image de l’institution judiciaire portant la marque du sérieux et de la sérénité que les justiciables sont en droit d’attendre d’elle ;
Attendu que la plupart, mais non la totalité, des faits relevés par le garde des sceaux ont rendu publique l’existence, entre M. X et le procureur de la République, M. Z, d’une mésentente de chaque instant, qui est d’ailleurs en partie à l’origine des incidents ;
1 - Attendu que le premier de ces incidents, dans le temps, peut être ainsi résumé :
Le 1er février 1991, à l’issue d’une audience correctionnelle où le procureur de la République avait personnellement soutenu l’accusation, le tribunal présidé par M. X prononça, après un délibéré de dix minutes, un jugement de relaxe, sans attendre le retour du procureur, que l’huissier d’audience n’avait pu prévenir ; ultérieurement, M. Z invita le greffier en chef à mentionner son absence dans le dispositif du jugement, ce que M. X lui interdit de faire, sans pour autant veiller à ce qu’une mention conforme à la réalité figurât dans le préambule de la décision ;
Attendu que l’irrégularité formelle du jugement a été couverte par l’arrêt confirmatif rendu sur l’appel du procureur, sans que celui-ci ait cru opportun de soulever ce moyen de nullité, ce qui suffit à démontrer le peu de gravité de l’incident, si regrettable qu’ait été le comportement discourtois de M. X ; qu’il n’en demeure pas moins qu’en voulant ignorer le problème inhabituel de rédaction que présentait ce jugement, en raison de son comportement, M. X fait assumer sa propre responsabilité par le greffier en chef, au risque de placer celui-ci dans une position difficile à l’égard du procureur de la République ; qu’il a ainsi fait preuve envers ce fonctionnaire d’un manque de délicatesse qui constitue une faute disciplinaire ;
2 - Attendu que, le vendredi 13 septembre 1991, dans le cadre d’un mouvement général de protestation, les magistrats du tribunal de grande instance de V décidèrent, au cours d’une assemblée générale, de ne plus assurer le service des audiences de l’article 35 bis de l’ordonnance du 2 novembre 1945 relatif au maintien en détention des étrangers ; que M. X soutint cette motion, qu’il a d’ailleurs fait rapporter le lundi suivant, mais affirme qu’il aurait personnellement assuré ce service si un étranger lui avait été déféré, ce qui n’eut pas lieu, et que cette motion ainsi limitée constituait, dans les circonstances du moment, un moindre mal ;
Qu’il incombait néanmoins au président de l’assemblée générale, même s’il jugeait habile de ne pas s’opposer à cette motion, de s’abstenir dans le vote et, en tout cas, de faire connaître à l’extérieur, notamment au préfet et aux services de police et de gendarmerie, qu’en aucun cas l’application de la loi ne serait suspendue du fait de l’autorité judiciaire ; qu’en ne le faisant pas, il a manqué à une obligation essentielle de ses fonctions ;
3° - Attendu que c’est à la suite de la profanation de quatre vingt-neuf sépultures juives, commise dans la nuit du 10 au 11 juin 1993 au cimetière de V, qu’allait se manifester de la façon la plus grave l’antagonisme qui opposait depuis plusieurs années les deux chefs du tribunal ;
Que, ramenés à l’essentiel, les faits se sont ainsi déroulés : cet événement avait déjà provoqué une vive émotion au plan national, lorsque, le vendredi 11 juin, en fin d’après-midi, le premier substitut remit un réquisitoire introductif à M. X, qui, ayant obtenu de lui l’assurance qu’aucun acte d’information urgent ne s’imposait, décida de reporter au lundi la désignation du magistrat instructeur, au motif que le juge à qui il souhaitait confier cette affaire, par préférence au juge de service, M. A, était momentanément absent de V ; le lendemain, alors que M. X participait à un rallye automobile, M. A lui apprit, par deux communications téléphoniques successives, que le procureur de la République, indigné de ce retard, était intervenu en termes critiques sur les antennes de la télévision régionale, puis avait saisi le parquet général de la situation et d’un projet de communiqué, tandis que lui-même avait été invité par le premier président à se « considérer comme saisi » ; M. X se borna à convoquer les juges d’instruction à son cabinet pour le lundi matin ; le dimanche 13 juin, un journal local publiait le communiqué du parquet dénonçant la paralysie de l’action publique et le « vide juridique » ainsi créé ; au cours de leur réunion du lundi 14 juin, le président et les juges d’instruction rédigeaient un communiqué en réponse, qui parut dans la presse locale le 15 juin, puis M. X procéda à la désignation de M. A ;
Cette affaire, et les dissensions internes au tribunal de V, ont continué jusqu’à ce jour à susciter de nombreux commentaires de presse ; parmi eux, un article de la revue « Justice » polémiquait, en octobre 1993, sous le titre « Déni de justice », sur « les urgences du président X » ; après lecture de ce texte et dans un mouvement de colère, M. X l’afficha, assorti d’une mention injurieuse, sur le panneau syndical du tribunal, mais accepta de l’en retirer deux jours plus tard, sur les représentations de deux de ses collègues ;
Attendu que le Conseil supérieur de la magistrature ne retiendra pas le dernier de ces faits, dès lors que cet affichage, si critiquable soit-il, n’a pas été fait dans un lieu normalement accessible au public ;
Attendu qu’il convient encore de relever que le retard apporté à la désignation du juge d’instruction n’a causé aucun préjudice au déroulement de la procédure d’information et qu’il n’est pas allégué qu’un acte d’investigation quelconque ait été rendu impossible ou inefficace par la carence de M. X ;
Attendu néanmoins que deux griefs peuvent être retenus à la charge de M. X ;
Attendu, d’abord, qu’averti le samedi 13 juin, dès 13 heures, qu’un incident majeur menaçait le bon fonctionnement du tribunal à propos d’un événement profondément ressenti par l’opinion publique, son devoir de président lui imposait d’y mettre fin, ou à tout le moins de l’apaiser, en procédant immédiatement à la désignation d’un juge d’instruction, faute de l’avoir fait spontanément dès la présentation, la veille, du réquisitoire introductif ;
Attendu, ensuite, que M. X, qui pouvait, en agissant le samedi, rendre sans objet le communiqué du parquet paru le dimanche, a préféré maintenir l’incident sur le plan de la polémique publique, en inspirant un communiqué en réponse, qui mettait nommément en cause le procureur et faisait état de divergences, dont la solution ne pouvait relever que d’une discussion d’ordre juridique, interne au tribunal ;
Attendu que le Conseil supérieur de la magistrature est ainsi conduit à retenir une responsabilité personnelle de M. X dans une dégradation certaine et durable du crédit de la justice dans l’opinion publique ;
Que son attitude obstinée et déraisonnable a également contribué à la disparition de la concertation et de la communication dans le fonctionnement du tribunal de V et a porté une atteinte définitive à l’autorité que président et procureur doivent assumer conjointement dans la direction du tribunal (article 812-1 du code de l’organisation judiciaire) ;
Attendu qu’abstraction faite d’autres griefs ponctuels et mineurs, l’ensemble du comportement de M. X ci-dessus caractérisé révèle une conscience insuffisante de ses responsabilités et un manque de dignité qui ne permettent pas de le maintenir à la tête du tribunal de grande instance de V ;
Par ces motifs,
Vu l’article 45, 2°, de l’ordonnance n° 58-1270 du 22 décembre 1958 ;
Prononce à l’encontre de M. X la sanction du déplacement d’office.