Conseil supérieur de la magistrature statuant comme conseil de discipline des magistrats du siège
Le Conseil supérieur de la magistrature, réuni comme conseil de discipline des magistrats du siège, et siégeant à la Cour de cassation, sous le présidence de M. Pierre Drai, premier président de la Cour de cassation ;
Vu les articles 43 à 58 modifiés de l’ordonnance n° 58-1270 du 22 décembre 1958 portant loi organique relative au statut de la magistrature ;
Vu les articles 18 et 19 de la loi organique n° 94-100 du 5 février 1994 sur le Conseil supérieur de la magistrature ;
Vu les articles 40 à 44 du décret n° 94-199 du 9 mars 1994 relatif au Conseil supérieur de la magistrature ;
Vu la dépêche du ministre d’État, garde des sceaux, ministre de la justice, du 28 juillet 1994, dénonçant au Conseil les faits motivant des poursuites disciplinaires à l’encontre de M. X, vice-président au tribunal de grande instance de V, ainsi que les pièces jointes à cette dépêche ;
Sur le rapport de M. Jean-Yves Mc Kee, membre du Conseil supérieur de la magistrature, désigné par ordonnance du 5 août 1994 ;
Après avoir entendu M. Marc Moinard, directeur des services judiciaires au ministère de la justice, assisté de M. Yannick Pressensé et de Mme Isabelle Douillet, magistrats à l’administration centrale du ministère de la justice ;
Après avoir entendu M. X en ses explications et moyens de défense ;
Maître Jean-Jacques Safar, avocat au barreau du Havre, conseil de M. X, dûment convoqué, n’étant pas présent, M. X a demandé expressément à présenter seul sa défense ;
M. X a eu la parole en dernier ;
L’affaire a été mise en délibéré et la date du prononcé de la décision fixée au 12 avril 1995, à 17 heures ;
Sur le port du costume d’audience
Attendu que M. X a manifesté l’intention de porter sa robe de juge en comparant devant le Conseil supérieur de la magistrature ;
Attendu qu’il résulte des dispositions de l’article R. 741-6 du code de l’organisation judiciaire et de son annexe, relative au tableau des costumes et insignes, que le port de la robe de juge est lié exclusivement à l’exercice des fonctions judiciaires, lors des audiences ordinaires ou solennelles ;
Qu’il s’ensuit qu’un juge comparant devant le Conseil supérieur de la magistrature, à l’occasion d’une instance disciplinaire, ne peut revêtir son costume d’audience ;
Attendu qu’en cet état, M. X, dûment informé, a accepté d’ôter sa robe de juge ;
Sur la publicité des débats et la demande de complément d’instruction
Attendu que M. X a invoqué, avant sa défense au fond, les dispositions de l’article 6 de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales ;
Attendu que les poursuites disciplinaires engagées contre un juge devant le Conseil supérieur de la magistrature ne concernent pas la matière pénale ;
Que les fonctions judiciaires ne sont pas assumées dans des conditions relevant du droit privé mais sont régies par un statut dont les principes trouvent leur source et leur fondement de la Constitution du 4 octobre 1958 ;
Que lesdites poursuites, ne mettant pas en cause l’exercice de droits et obligations de caractère civil, n’entrent pas dans le champ d’application de l’article 6 précité ;
Que, dès lors, les dispositions de l’article 57 de l’ordonnance du 22 décembre 1958 font obstacle à la publicité des débats, sans que leur application puisse être écartée par une éventuelle renonciation du magistrat poursuivi ;
Attendu que M. X a, par ailleurs, sollicité l’audition par le Conseil de vingt-neuf personnes, entendues par les inspecteurs des services judiciaires, en précisant que ces témoignages, à défaut de confrontation des personnes qui les ont portés, ne sauraient répondre aux exigences du respect des droits de la défense ;
Qu’il a demandé en outre la comparution de quatre autres témoins ;
Mais attendu qu’au vu de l’ensemble des pièces de la procédure, intégralement communiquées à M. X, et des débats, le Conseil possède des éléments d’appréciation suffisamment nombreux, précis et circonstanciés pour lui permettre de se prononcer, sans qu’il y ait lieu ni de retenir les témoignages contestés, ni de procéder à la mesure d’instruction sollicitée ;
Sur les faits imputés à faute
1 - En ce qui concerne les refus de service
a - Audience civile du 3 avril 1991
Attendu qu’après l’audience civile tenue à V le 3 avril 1991, le vice-président, président d’audience, a fixé au 22 mai 1991, la date du prononcé des décisions et a réparti les dossiers entre les assesseurs, M. X se voyant confier trois dossiers ;
Que celui-ci, se prétendant très occupé, a, peu après, remis de lui-même deux dossiers à l’autre assesseur pour rédaction et fait savoir au président, par lettre du 8 avril 1991, qu’il lui « restituait » le troisième dossier sans avoir rédigé le texte de la décision ;
Que le vice-président, refusant d’accepter cette situation, a sollicité l’intervention du chef de la juridiction qui a, par écrit et à trois reprises, enjoint à M. X de rédiger le jugement ;
Que le jugement n’ayant pas été rendu le 22 mai 1991, un avocat et une partie ont adressé des lettres de protestation au président du tribunal ;
Que M. X, ayant néanmoins persisté dans son refus, le dossier a dû être pris par le président de l’audience, lequel a prononcé la décision le 20 mai 1992, soit un an après la date prévue initialement ;
b - Audience civile du 4 décembre 1991
Attendu qu’à l’issue de l’audience civile du 4 décembre 1991, présidée par lui, M. X a procédé à une répartition des dossiers, mis en délibéré au 11 mars 1992, entre lui-même et ses assesseurs ;
Que, quelques jours plus tard, il a décidé de modifier cette distribution et de réattribuer deux de ses dossiers aux juges assesseurs, lesquels ont refusé d’accepter cette façon de procéder ;
Que le président de la juridiction, informé à nouveau de cet incident, a, le 3 mars 1992, invité par écrit M. X à traiter les jugements qu’il avait en délibéré ;
Que, cependant, celui-ci, persévérant dans son refus de rédiger, les deux jugements ont finalement été pris en charge par les assesseurs et prononcés les 12 août et 2 décembre 1992, soit huit et douze mois après l’audience ;
Attendu que, pour justifier ses refus de rédiger des décisions, M. X a allégué une surcharge de travail par rapport à ses collègues, sans cependant que le moindre élément objectif ne vienne étayer ses affirmations ;
Attendu qu’en refusant de rédiger les jugements, M. X a manqué à ses responsabilités professionnelles essentielles et à ses devoirs envers les parties en attente de jugement, portant ainsi atteinte au crédit de l’institution judiciaire ;
Attendu qu’en application des dispositions l’article 137-1 du code de procédure pénale, dans sa rédaction découlant de la loi du 4 janvier 1993, M. X a été désigné pour exercer les fonctions de juge délégué les samedi et dimanche 27-28 mars et 17-18 avril 1993 ;
Attendu que le samedi 27 mars 1993, M. X a été appelé téléphoniquement à son domicile de Z par le juge d’instruction de service au tribunal de grande instance de V, pour statuer sur une demande de placement en détention d’un mineur de seize ans ;
Qu’informé de cette circonstance, il a refusé de se déplacer à V, au prétexte qu’il devait conduire sa fille chez un médecin orthophoniste, dans le cadre d’un traitement n’impliquant aucune urgence ;
Qu’il a ainsi obligé le juge d’instruction à faire incarcérer le mineur, à titre provisoire, au centre de mineurs de D, éloigné de 133 km ; que, le lundi 29 mars 1993, ce mineur a été extrait et reconduit sous escorte à V, où, après le débat différé, M. X a ordonné son placement en détention ;
Attendu que, le samedi 17 avril 1993, le juge d’instruction de service, après avoir avisé M. X la veille, l’a appelé à son domicile de Z pour l’inviter à remplir sa mission de juge délégué dans le cadre de deux présentations dont l’une, sur commission rogatoire dans une affaire criminelle pour vol avec arme, impliquait un mineur de seize ans ;
Que M. X a néanmoins refusé de se rendre au tribunal de V, au motif qu’il devait effectuer des travaux de « bricolage » avec un voisin ;
Que, là aussi, le juge d’instruction a dû procéder à des mises en détention provisoire avec débat différé au lundi suivant ;
Attendu qu’il apparaît ainsi que, pour des motifs de simple convenance personnelle, ne relevant pas de la force majeure, M. X a refusé, sciemment, et à deux reprises, d’assumer ses responsabilités de juge délégué, telles que prévues par la loi, dans des affaires mettant en cause la liberté de plusieurs personnes dont des mineurs ;
Que ces refus d’assumer les obligations lui incombant en tant que juge, gardien, investi par la Constitution, du respect des libertés individuelles, caractérisent une totale méconnaissance de l’étendue de ses devoirs et une absence du sens des responsabilités ;
Que ces agissements sont constitutifs d’une faute professionnelle grave ;
2 - En ce qui concerne les manquements à la dignité et à la délicatesse
Attendu que, dans l’exercice de ses fonctions au sein d’une compagnie judiciaire organisée, tout juge doit constamment veiller à entretenir, notamment avec ses collègues et avec les auxiliaires de justice, des relations empreintes de délicatesse et exemptes de tout manquement à la dignité et à la réserve qui doivent être inhérentes à l’accomplissement des fonctions judiciaires ;
Attendu qu’à la suite de réserves manifestées à son égard par des magistrats de V, qui ne souhaitaient pas siéger avec lui, M. X a diffusé, le 16 mars 1992, une « lettre ouverte », dans laquelle il stigmatise « l’orgueil », « l’irréflexion », « la bêtise » et « la lâcheté » de ses collègues, ajoutant : « Je vomis ceux qui me traitent comme je viens de le décrire [...]. Je vous fais connaître que, bien que tout mon être se révulse en voyant certains collègues et que je sois pris d’une vive nausée rien qu’en entendant leur nom, il n’en paraîtra rien sur le plan professionnel [...] » ;
Attendu qu’il est par ailleurs constant que M. X a, depuis 1989, adressé un nombre anormalement élevé de lettres (139) à Mme Y, président du tribunal de grande instance de V, relatives essentiellement à la contestation des décisions administratives du président et à des observations concernant ses notations et évaluations ;
Attendu qu’il convient de constater que le contenu et le ton agressif, voire provocant, de plusieurs de ses correspondances sont constitutifs de manquements caractérisés au devoir d’une élémentaire courtoisie ;
Qu’ainsi, dans une lettre du 8 mars 1991, écrite à propos du tableau de service des magistrats, M. X met en cause la lucidité et la raison du président en ces termes : « Je pense donc que votre ordonnance s’explique par les émotions consécutives à l’accident de la circulation que vous avez eu la veille du jour où vous l’avez rendue » ;
Que, dans une lettre du 19 décembre 1991, il attribue au président du tribunal une « malhonnêteté intellectuelle que l’on s’étonne de découvrir chez un chef de juridiction » et termine en indiquant : « Je vous ai dit que je n’ai aucune confiance en vous et je vous le confirme » ;
Que, dans une lettre du 4 mai 1992, il accuse le président de vouloir l’« asphyxier professionnellement » afin de le « faire passer en conseil de discipline » ;
Attendu enfin que la dégradation des relations professionnelles de M. X avec son entourage est également établie dans ses rapports avec les membres du barreau ;
Attendu que c’est ainsi qu’à la suite d’un incident survenu à l’audience correctionnelle du 25 mars 1993 avec Maître A, avocat au barreau de V, à qui il avait refusé la parole, M. X a, dans une lettre adressée le 18 juin 1993 au premier président de la cour d’appel de W, stigmatisé les « comportements inadmissibles » de cet avocat en précisant : « Maître A a besoin d’être tenu en laisse à l’audience sinon avec lui on peut craindre le pire » ;
Attendu qu’à l’audience du 4 août 1993, le tribunal correctionnel ayant rejeté une demande de disjonction sollicitée par Maître B, avocat au barreau de C, celui-ci, plutôt que d’user des voies de droit, a protesté par écrit auprès de Mme Y, président du tribunal ;
Que M. X, mécontent de cette intervention de l’avocat, a adressé au bâtonnier de l’ordre des avocats au barreau de C une lettre dans laquelle il écrit, à propos de Maître B : « Puis-je au moins vous prier de bien vouloir transmettre à cet avocat, avec lequel je ne souhaite entretenir aucune relation, fût-elle épistolaire, qu’il peut être assuré, s’il revient à V, de mon mépris » ;
Attendu qu’en définitive, sans qu’il y ait lieu de s’arrêter aux autres chefs de la saisine, l’ensemble de ces fait révèle chez M. X une absence de tout sens des responsabilités professionnelles, une grave méconnaissance de ses devoirs de juge, caractérisée par l’indifférence envers les justiciables, et des manquements majeurs à l’obligation de délicatesse et de dignité nécessairement inhérentes à l’accomplissement régulier des fonctions judiciaires ;
Que ces fautes professionnelles justifient une sanction disciplinaire ;
Par ces motifs,
Vu les articles 45 et 46 de l’ordonnance n° 58-1270 du 22 décembre 1958 ;
Vu l’article 2 du décret n° 93-21 du 7 janvier 1993 ;
Prononce à l’encontre de M. X la sanction du retrait des fonctions de vice-président de tribunal de grande instance et dit que cette sanction sera assortie du déplacement d’office.