Conseil supérieur de la magistrature statuant comme conseil de discipline des magistrats du siège
Le Conseil supérieur de la magistrature, réuni à la Cour de cassation comme conseil de discipline des magistrats du siège, pour statuer sur les poursuites disciplinaires engagées par le garde des sceaux, ministre d’État, ministre de la justice et des libertés, contre Mme X, juge au tribunal de grande instance de ..., sous la présidence de M. Vincent Lamanda, premier président de la Cour de cassation, […] ;
Vu les articles 43 à 58 modifiés de l’ordonnance n° 58-1270 du 22 décembre 1958 portant loi organique relative au statut de la magistrature ;
Vu les articles 18 et 19 de la loi organique n° 94-100 du 5 février 1994 sur le Conseil supérieur de la magistrature, modifiée par la loi organique n° 2001-539 du 25 juin 2001 relative au statut des magistrats et au Conseil supérieur de la magistrature ;
Vu les articles 40 à 44 du décret n° 94-199 du 9 mars 1994 relatif au Conseil supérieur de la magistrature ;
Vu l’interdiction temporaire d’exercer les fonctions de juge au tribunal de grande instance de ... prononcée le 18 décembre 2008 ;
Vu la dépêche du garde des sceaux, ministre d’État, ministre de la justice et des libertés, en date du 20 février 2009, dénonçant au Conseil les faits motivant des poursuites disciplinaires à l’encontre de Mme X, juge au tribunal de grande instance de ..., ainsi que les pièces jointes à cette dépêche et, notamment, le document audio et la retranscription de la conversation téléphonique du 6 septembre 2008 ;
Vu l’ordonnance du 23 février 2009, désignant M. Jean-Claude Becane en qualité de rapporteur ;
Vu l’article 57 de l’ordonnance précitée n° 58-1270 du 22 décembre 1958, modifié par l’article 19 de la loi organique n° 2001-539 du 25 juin 2001 relative au statut des magistrats et au Conseil supérieur de la magistrature ;
Vu le rapport de M. Jean-Claude Becane du 12 février 2010, dont Mme X a reçu copie ;
Vu le rappel, par M. le premier président, des termes de l’article 57 de l’ordonnance du 22 décembre 1958 susvisée, selon lesquels « l’audience est publique, mais que, si la protection de l’ordre public ou de la vie privée l’exigent, ou s’il existe des circonstances spéciales de nature à porter atteinte aux intérêts de la justice, l’accès de la salle d’audience peut être interdit pendant la totalité ou une partie de l’audience, au besoin d’office, par le conseil de discipline » et l’absence de demande spécifique formulée en ce sens par Mme X, conduisant à tenir l’audience publiquement ;
Vu les conclusions in limine litis déposées, le 7 avril 2010 à 14 heures 01, par M. Y, au soutien des intérêts de Mme X, qui ont été jointes au fond ;
Vu la lecture de son rapport par M. Jean-Claude Becane, les observations de Mme Véronique Malbec, directrice des services judiciaires, assistée de Mme Béatrice Vautherin, magistrate à l’administration centrale, qui a demandé de prononcer, à l’encontre de Mme X, la sanction du déplacement d’office, les explications et moyens de défense de Mme X, la plaidoirie de M. Y, Mme X ayant eu la parole en dernier ;
I - Sur les conclusions aux fins de nullité de la procédure disciplinaire
Attendu qu’avant toute défense au fond, Mme X dépose six moyens tendant à la nullité de la procédure disciplinaire qui violerait les droits de la défense, les conditions d’un procès équitable et les garanties statutaires de l’inamovibilité des magistrats du siège ; que cette demande, qui a été jointe au fond, doit être examinée en premier lieu ;
1 - Sur le contenu du dossier disciplinaire qui ne comportait pas, dès l’origine, toutes les pièces intéressant la situation personnelle de Mme X
Attendu que le garde des sceaux a saisi le premier président de la Cour de cassation, président de la formation du Conseil supérieur de la magistrature compétente en matière de discipline des magistrats du siège, d’une poursuite disciplinaire, par dépêche du 20 février 2009 ; qu’aux termes de l’article 50-1 du statut de la magistrature, le Conseil est saisi par la dénonciation des faits motivant les poursuites disciplinaires que lui adresse le garde des sceaux, ministre de la justice ; que l’article 51 précise que, dès la saisine du conseil de discipline, le magistrat a droit à la communication de son dossier et des pièces de l’enquête préliminaire, s’il y a été procédé ; que ce texte ajoute que le Conseil supérieur de la magistrature peut interdire au magistrat incriminé, même avant la communication de son dossier, l’exercice de ses fonctions jusqu’à décision définitive ;
Attendu que le conseil de discipline a, le 18 décembre 2008, à la demande du garde des sceaux, interdit à Mme X l’exercice de ses fonctions au tribunal de grande instance de ... et dit, en application des dispositions de l’article 50 du statut, que cette interdiction cessera de plein droit de produire effet si, à l’expiration d’un délai de deux mois à compter de la notification de cette décision, il n’a pas saisi le Conseil supérieur de la magistrature dans les conditions prévues à l’article 50-1 de l’ordonnance du 22 décembre 1958 relative au statut de la magistrature ; que la notification de cette interdiction temporaire est intervenue le 24 décembre 2008 ; qu’il résulte de la combinaison de ces textes que les garanties de l’article 51 du statut s’appliquent à compter de la saisine au fond du conseil de discipline qui doit intervenir dans les deux mois de la notification de la mesure d’interdiction temporaire d’exercice qui est une mesure conservatoire de protection du service de la justice ; que la décision d’interdiction temporaire du 18 décembre 2008, non frappée de recours, a rejeté la demande de production de pièces formulée alors par Mme X en retenant que la substance de la conversation téléphonique interceptée est certaine et que la production de son enregistrement intégral n’apparaissait pas, à ce stade, indispensable ; que, dès lors que la saisine disciplinaire est intervenue le 20 février 2009, dans le délai de deux mois de la notification de l’interdiction temporaire et que Mme X a eu, dès cette date, droit à la communication de l’intégralité des pièces du dossier disciplinaire, ce moyen doit être rejeté ;
2 - Sur les conditions d’audition de Mme X par le premier président de la cour d’appel
Attendu que le premier président de la cour d’appel a entendu Mme X le 29 octobre 2008 et a communiqué le procès-verbal de cette audition au ministre de la justice pour solliciter une mesure d’interdiction temporaire d’exercer ; qu’ainsi que le retient la décision d’interdiction temporaire du 18 décembre 2008, ce procès-verbal du premier président a été dressé « avec l’assistance d’un adjoint administratif principal assermenté, qui a dressé procès-verbal de l’audition, dûment signé, après lecture faite par le premier président et Mme X » ; que les conditions de l’audition du magistrat par son supérieur hiérarchique ont présenté les garanties nécessaires des droits de la défense du magistrat entendu qui, même si Mme X s’est déclarée bouleversée par sa convocation par le premier président et n’avoir peut-être pas suffisamment pesé tous les termes de ses réponses, n’en a pas moins confirmé, lors de l’audience sur la demande d’interdiction temporaire, la teneur des éléments y étant relatés ; que ce moyen doit être rejeté ;
3 - Sur l’audition de Mme X par l’inspection des services judiciaires
Attendu que le garde des sceaux a donné mission à l’inspection générale des services judiciaires, le 7 novembre 2008, de procéder à des investigations sur la situation de Mme X alors qu’il n’avait, à cette date, saisi le Conseil supérieur de la magistrature que d’une demande d’interdiction temporaire de ce magistrat ; que cette demande d’interdiction ne constituant pas une saisine disciplinaire mais une mesure de protection de l’institution judiciaire, n’interdisait pas au ministre de la justice de saisir son inspection afin d’établir les faits susceptibles de justifier une saisine ultérieure du conseil de discipline, conformément aux dispositions de l’article 50-1 du statut de la magistrature ; que ce moyen doit être écarté ;
4 - Sur les conditions de la constitution du rapport par le rapporteur
Attendu qu’aux termes de l’article 51 du statut, le premier président de la Cour de cassation, en qualité de président du conseil de discipline, désigne un rapporteur parmi les membres du conseil et le charge, s’il y a lieu, de procéder à une enquête ; qu’il n’est pas contesté que le rapporteur désigné est membre du Conseil supérieur de la magistrature ; qu’aucune disposition du statut de la magistrature n’impose que le rapporteur soit un membre magistrat du Conseil supérieur de la magistrature ;
Attendu que l’article 52 précise que, soit le rapporteur entend le magistrat poursuivi, soit le fait entendre et, dans cette dernière hypothèse seulement, cette audition ne peut être effectuée que par un magistrat de rang au moins égal à celui du magistrat poursuivi ; que ce même texte exige la mise à la disposition du magistrat de la procédure quarante-huit heures au moins avant chaque audition de la personne poursuivie afin que les droits de la défense soient pleinement assurés et non pas, comme il est inexactement soutenu, avant toute audition à laquelle procède le rapporteur ; que les investigations du rapporteur étant régulières, ce moyen ne peut prospérer ;
5 - Sur l’écoute téléphonique produite
Attendu que l’écoute téléphonique litigieuse intervenue à l’occasion d’une procédure pénale dans laquelle Mme X n’était pas en cause, a été régulièrement versée au dossier au cours de l’enquête du rapporteur et contradictoirement débattue ; que sa réalité et son contenu ne sont pas contestés par Mme X qui se contente d’en minimiser la portée ; qu’il n’y a donc pas lieu d’écarter des débats cet élément ;
6 - Sur la durée de l’interdiction temporaire
Attendu que Mme X soutient que la durée de l’interdiction temporaire d’exercer serait contraire au statut de la magistrature comme couvrant plus de 12 mois ;
Mais attendu qu’aucune disposition du statut de la magistrature ne limite à douze mois la durée maximale d’une mesure d’interdiction temporaire d’exercice des fonctions d’un magistrat qui est une mesure conservatoire de protection de la justice pendant la durée de l’enquête disciplinaire ; que la sanction disciplinaire prévue au n° 4 bis de l’article 45 du statut « d’exclusion temporaire pendant une durée maximum de un an, avec privation totale ou partielle du traitement », est sans rapport avec la durée d’une mesure d’interdiction temporaire d’exercer ; que ce moyen ne peut qu’être écarté ;
II - Sur les griefs disciplinaires
Attendu que Mme X est poursuivie pour trois séries de faits qualifiés par l’acte de saisine de manquements :
- à son devoir de réserve et aux devoirs de son état de magistrat, en l’espèce celui de préserver l’image de la neutralité et de l’impartialité du service de la justice ;
- à son devoir de délicatesse et aux devoirs de son état, en l’espèce à celui de préserver le crédit de la juridiction appelée à juger les justiciables ;
- à l’ensemble de ses devoirs pour perte de repères déontologiques pour des motifs de vengeance personnelle ;
Attendu que ces poursuites font suite à une conversation téléphonique, intervenue le 6 septembre 2008, pendant une vingtaine de minutes, entre Mme X, juge au tribunal de grande instance de ... et un dénommé ..., prévenu ayant un passé judiciaire, conversation dont les termes ont été enregistrés et retranscrits à la suite d’une interception fortuite, en exécution d’une commission rogatoire délivrée par un juge d’instruction saisi d’une affaire de stupéfiants ;
1 - Sur le premier grief relatif à l’implication de Mme X dans la procédure pénale intéressant un prévenu, M. ...
Attendu que Mme X a participé, en qualité d’assesseur, à deux audiences correctionnelles auxquelles M. ... a comparu, une première fois lors d’une audience de comparution immédiate le 1er avril 2004, une seconde fois lors d’une audience de renvoi le 2 mai 2008 ;
Attendu que Mme X soutient ne pas avoir, lors de la première audience, reconnu M. ... dont elle admet, pourtant, qu’il avait été le compagnon épisodique de sa sœur en 1994 et l’avoir alors rencontré, que, s’il en avait été autrement, elle se serait déportée, et que, si M. ... l’avait reconnue, il l’aurait indiqué à son avocat ;
Attendu qu’elle nie l’avoir identifié, lors de l’audience de renvoi, le 2 mai 2008, dont elle déclare n’avoir aucun souvenir ;
Attendu que Mme X a divergé dans ses déclarations, affirmant devant le premier président avoir reconnu M. ... lors de la première audience, au cours du délibéré, puis avoir affirmé avoir appris seulement de sa sœur qu’elle avait eu à le juger ;
Attendu que la conversation téléphonique a déclenché, parallèlement à la saisine du Conseil supérieur de la magistrature, une enquête préliminaire initiée par le procureur de la République de ..., le 12 novembre 2008, en application des dispositions de l’article 43, al. 2 du code de procédure pénale portant sur des faits de violation du secret professionnel et de trafic d’influence, que le procureur a procédé au classement sans suite de cette procédure diligentée par la DIPJ de ..., mais que dans le procès-verbal d’audition, M. ..., entendu, a indiqué que, lors de l’audience correctionnelle du 1er avril 2004, en entendant le nom de Mme X il l’avait reconnue, ajoutant, toutefois, n’avoir eu aucun contact avec elle pendant ou après l’audience et avoir parlé de cette rencontre avec la sœur de Mme X ;
Attendu que, lors de cette enquête, dans le procès-verbal d’audition de Mme X, l’officier de police judiciaire, ayant étudié la facture détaillée de sa ligne téléphonique et celle de M. ..., a établi qu’entre le mois de mai et novembre 2008, il y avait eu 13 contacts téléphoniques entre les deux, Mme X déclarant ne pas se souvenir de ces appels ;
Attendu qu’au cours de la conversation téléphonique, Mme X précise au prévenu, M. ..., que, lors de l’audience du 1er avril 2004, elle avait « bien regardé » et que le dossier « était mal fait dès le départ » ;
Attendu que, pour l’audience de renvoi du 2 mai 2008, il est établi que le prévenu, présent à l’audience, a été formellement identifié ;
Attendu que, dans la perspective de la prochaine audience correctionnelle de M. ..., Mme X, quoique précisant qu’elle ne siège plus qu’exceptionnellement en correctionnelle, promet de se renseigner et de lui dire quels magistrats vont faire partie de la composition et ajoute, de plus, que, si elle devait y siéger elle-même, elle le préviendrait, mais qu’elle ne peut le solliciter en raison de la suspicion que cette attitude pourrait faire naître, précisant que « ça ferait louche » ;
Attendu qu’elle donne des conseils précis sur la méthode que l’avocat de M. ... pourrait utilement suivre pour la préparation de l’audience et pour sa plaidoirie ;
Attendu que l’ensemble de ces agissements constitue des manquements à son état de magistrat ;
2 - Sur le deuxième grief relatif aux propos incitatifs à la violence
Attendu que Mme X évoque, à la fin de sa conversation téléphonique, une agression dont sa sœur avait été victime, indiquant que l’agresseur, dont elle livre le nom, était en détention pour d’autres faits ; qu’elle tient, à son égard des propos particulièrement violents en indiquant qu’il « pouvait crever la bouche ouverte » et ajoutant « j’ai la haine » ; qu’elle demande à son interlocuteur s’il connaissait des gens incarcérés dans le même lieu de détention ;
Attendu que Mme X a reconnu de tels propos, qu’elle a d’abord présentés comme « une plaisanterie », avant d’indiquer qu’elle les avait tenus sous le coup de la colère, ajoutant qu’elle était stupéfaite des proportions prises par cette affaire ;
Attendu qu’ayant écouté la conversation téléphonique, le 15 septembre 2008, le procureur de la République de ... a estimé devoir se rapprocher du directeur interrégional de l’administration pénitentiaire pour l’inviter à transférer l’agresseur de la sœur de Mme X, en raison des risques que ce dernier pouvait encourir ;
Attendu qu’il ne peut y avoir aucune ambiguïté sur la portée de ces propos et, notamment, sur l’invitation faite par Mme X à M. ..., tendant à trouver un détenu susceptible de mener des représailles contre l’agresseur détenu de sa sœur ; que cette interprétation a, d’ailleurs, bien été celle de M. ... auquel ces paroles étaient adressées, comme il l’a indiqué dans son procès-verbal d’audition devant la DIPJ de ... ;
Attendu qu’il résulte des propos de Mme X un manquement à ses devoirs de magistrat, une perte de repères déontologiques pour des motifs de vengeance personnelle ;
Attendu que ces deux seuls griefs suffisent à caractériser les fautes disciplinaires reprochées ; que ces manquements traduisent, de la part de ce magistrat du siège, une totale perte des repères déontologiques élémentaires ; que Mme X, qui ne semble pas vouloir comprendre la gravité de son comportement, n’est plus en mesure d’exercer des fonctions juridictionnelles dans des conditions garantissant l’impartialité et la crédibilité de la justice ; que ces fautes disciplinaires justifient que soit prononcée, à son encontre, la sanction de la mise en retraite d’office prévue à l’article 45-6 de l’ordonnance susvisée du 22 décembre 1958 ;
Par ces motifs,
Le Conseil, après en avoir délibéré à huis clos,
Statuant, en audience publique, le 7 avril 2010 pour les débats et le 5 mai 2010, date à laquelle la décision a été rendue,
Prononce à l’encontre de Mme X la sanction de la mise à la retraite d’office, prévue par l’article 45-6° de l’ordonnance susvisée du 22 décembre 1958.