Conseil supérieur de la magistrature statuant comme conseil de discipline des magistrats du parquet
La commission de discipline du parquet, sur la poursuite disciplinaire exercée à l’encontre de M. X, procureur de la République près le tribunal de grande instance de V,
Vu l’ordonnance n° 58-1270 du 22 décembre 1958 portant loi organique relative au statut de la magistrature, modifiée par la loi organique n° 70-642 du 17 juillet 1970, notamment les articles 63, 64 et 65 de ce texte ;
Vu la dépêche en date du 25 mai 1992 de M. le garde des sceaux, ministre de la justice, à M. le procureur général près la Cour de cassation, président de la commission de discipline du parquet, saisissant cette commission pour avis sur la sanction disciplinaire que les faits retenus à l’encontre de M. X, procureur de la République près le tribunal de grande instance de V, paraissent devoir entraîner ;
Vu l’enquête diligentée par M. Joseph Perfetti puis, à la suite du renouvellement des membres de la commission, de M. Jean Libouban, tous deux avocats généraux à la Cour de cassation, rapporteurs de la commission, l’entier dossier de la procédure ayant été préalablement communiqué à M. X et mis à la disposition de son conseil ;
Vu le dossier administratif de M. X ;
Vu les débats qui se sont déroulés à la Cour de cassation le 9 avril 1993, à huis clos, en présence de M. Roger Tacheau, directeur des services judiciaires, et de M. X, assisté de son avocat, Me François Sarda, avocat au barreau de Paris, lesquels, ainsi que le directeur des services judiciaires et les membres de la commission ont dispensé M. l’avocat général Libouban de la lecture du rapport qui leur avait été préalablement communiqué, M. X. ayant été entendu en ses explications, M. Z, procureur général près la cour d’appel de A, en sa déposition, puis M. Tacheau, directeur des services judiciaires, puis Me Sara, et à nouveau M. X, qui a eu la parole en dernier, l’affaire ayant ensuite été mise en délibéré ;
Considérant que le 7 mai 1992, à l’issue d’une cérémonie publique à la mémoire des policiers morts pour la France, M. X se rendait avec les personnalités locales dans les locaux de l’hôtel de police de V pour prendre part à une réception au cours de laquelle, sur l’invitation du directeur départemental de la police nationale, il prenait la parole ; qu’après avoir rendu hommage aux policiers décédés pour faits de guerre ou dans l’accomplissement de leur mission, il tenait les propos suivants, se référant aux commentaires qu’avait suscités un arrêt de la chambre d’accusation de la cour d’appel de W rendu le 13 avril 1993 dans une affaire contre Y :
« Des associations d’anciens combattants ont traîné dans la boue et calomnié des magistrats. »
« Je ne peux accepter que des associations tiennent de tels propos. On peut commenter, critiquer, mais il y a des limites à ne pas dépasser. Si la décision de justice ne paraît pas satisfaisante, il existe toujours une voie de recours qui est une garantie pour les citoyens. D’ailleurs, l’affaire fait l’objet d’un pourvoi en cassation que j’approuve. »
« Je n’appartiens à aucun syndicat ni parti politique. Je suis un magistrat de devoir. Par solidarité avec mes collègues, je ne participerai donc pas aux cérémonies du 8 mai » ;
Considérant que M. X reconnaît s’être exprimé de la sorte ;
Considérant que M. le garde des sceaux, ministre de la justice, dans sa saisine de la commission estime que M. X a commis une faute disciplinaire au sens de l’article 43 de l’ordonnance du 22 décembre 1958 en méconnaissant les devoirs de sa charge par :
- un manquement au devoir de réserve en répondant en termes excessifs aux associations qui critiquaient l’arrêt ;
- un manquement à son obligation de discrétion, en annonçant publiquement sa décision de ne pas participer aux cérémonies commémoratives du 8 mai 1945, confondant ainsi la défense de ses opinions avec ses obligations professionnelles qui imposent de ne pas exposer l’autorité judiciaire aux critiques publiques ;
- un manque de jugement en prenant l’initiative de déclarations étrangères à l’objet de la réunion à laquelle il était convié en sa qualité de chef de parquet ;
- un manque de discernement en ravivant par ses propos et son refus de participer aux cérémonies commémorant la victoire sur le nazisme une polémique déjà vive alors que les suites procédurales de l’affaire en cause imposaient le retour à un climat serein et apaisé ;
Considérant que la liberté d’expression est un droit de l’homme dont les magistrats jouissent tout comme les autres citoyens ; que ce droit ne trouve de limite que dans l’obligation qui leur est faite de préserver la dignité de leur charge, l’impartialité et l’indépendance de la magistrature ; que pour ce qui est des magistrats du parquet, ce droit ne saurait être cantonné à la seule prise de parole à l’audience ; que leur action s’exerce en dehors des palais de justice, soit en vertu de textes particuliers, soit pour participer à la vie de la cité ; que dans ce second cas, le magistrat peut s’y soustraire lorsqu’il estime notamment inopportun de rencontrer certaines personnes ou lorsqu’il craint d’entendre des propos incompatibles avec la dignité de la justice et auxquels il ne pourrait répondre ;
Considérant que de tels principes de droit interne sont également consacrés par le droit international résultant tant de la Déclaration universelle des droits de l’homme, de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l’homme que des septième et huitième congrès des Nations unies sur la prévention du crime et le traitement des délinquants fixant respectivement « les principes fondamentaux relatifs à l’indépendance de la magistrature » et « les principes directeurs applicables au rôle des magistrats du parquet ».
Considérant, en l’espèce, que la participation à une cérémonie officielle, qui n’est pas un acte obligatoire de la fonction de procureur de la République, relève de la seule conscience de ce magistrat ;
Considérant que la décision de M. X de ne pas se rendre exceptionnellement à une cérémonie publique a pu l’amener à développer devant les autorités locales des explications non destinées à être publiées puisque réservées à ses partenaires habituels ;
Considérant, sauf à les dénaturer, que les propos tenus par M. X n’ont pas été excessifs, dans la mesure où ce magistrat s’est borné à rappeler que les commentaires et critiques des décisions de justice sont acceptables s’ils ne dépassent pas certaines limites, d’ailleurs fixées par la loi pénale, et s’ils ne visent pas la personne des magistrats ;
Par ces motifs,
Émet l’avis que les faits visés dans la saisine de M. le garde des sceaux, ministre de la justice, du 25 mai 1992 ne caractérisent pas à la charge de M. X de faute disciplinaire pouvant entraîner une sanction ;
Dit que le présent avis sera transmis à M. le garde des sceaux, ministre de la justice, et notifié à M. X, par les soins du secrétaire de la commission de discipline du parquet.