Conseil supérieur de la magistrature statuant comme conseil de discipline des magistrats du siège
Le Conseil supérieur de la magistrature, réuni à la Cour de cassation comme Conseil de discipline des magistrats du siège, pour statuer sur les poursuites disciplinaires engagées par le garde des sceaux, contre Mme X, juge au tribunal de grande instance de xxxxx, sous la présidence de M. Daniel Ludet, Conseiller à la Cour de cassation, suppléant M. Vincent Lamanda, Premier président de la Cour de la Cour de cassation, président de la formation, (…)
Vu les articles 43 à 58 de l'ordonnance n° 58-1270 du 22 décembre 1958 modifiée portant loi organique relative au statut de la magistrature ;
Vu l'article 19 de la loi organique n° 94-100 du 5 février 1994 modifiée sur le Conseil supérieur de la magistrature ;
Vu les articles 40 à 44 du décret n° 94-199 du 9 mars 1994 modifié relatif au Conseil supérieur de la magistrature ;
Vu la décision du 11 mars 2011 du Conseil supérieur de la magistrature interdisant temporairement à Mme X l'exercice de ses fonctions ;
Vu l'acte de saisine du garde des sceaux, en date 10 mai 2011, dénonçant au Conseil les faits motivant des poursuites disciplinaires à l'encontre de Mme X, juge au tribunal de grande instance de xxxxx, ainsi que les pièces jointes à cette dépêche ;
Vu l'ordonnance du 16 juin 2011 désignant Mme Chantal Kerbec en qualité de rapporteur ;
Vu le rapport de Mme Chantal Kerbec du 20 décembre 2012, dont Mme X a reçu copie ;
Vu les pièces déposées à l'audience par Mme X ;
Vu le rappel, par M. le Président, des termes de l'article 57 de l'ordonnance du 22 décembre 1958 susvisée, selon lesquels : «L'audience du conseil de discipline est publique. Toutefois, si la protection de l'ordre public ou de la vie privée l'exigent, ou s'il existe des circonstances spéciales de nature à porter atteinte aux intérêts de la justice, l'accès de la salle d'audience peut être interdit pendant la totalité ou une partie de l'audience, au besoin d'office, par le conseil de discipline » et l'absence de demande spécifique formulée en ce sens par Mme X, conduisant à tenir l'audience publiquement ;
Après avoir entendu Mme X, assistée de Mme A, avocate au barreau de xxxxx, en ses explications et moyens de défense, Mme Véronique Malbec, directrice des services judiciaires au ministère de la justice, assistée de Mme Claire Allain-Feydy et de Mme Emmanuelle Masson, magistrates à cette direction, en ses observations tendant au prononcé de la mise à la retraite de Mme X, la plaidoirie de Me A, Mme X ayant eu la parole en dernier, le Conseil en a délibéré ;
Attendu que Mme X a été nommée puis installée dans les fonctions de juge au tribunal de grande instance de xxxxx à la suite d'une décision du Conseil supérieur de la magistrature du 23 décembre 2004 prononçant à son encontre la sanction de retrait de ses fonctions de juge d'instruction au tribunal de grande instance de xxxxx, assortie d'un déplacement d'office, en raison d'un état de dépendance alcoolique ayant entraîné divers incidents, au sein et à l'extérieur de la juridiction ;
Attendu qu'il résulte des pièces de la procédure que l'état de santé de Mme X a fluctué au cours des années d'exercice de ses fonctions au tribunal de grande instance de xxxxx, pour se détériorer nettement en 2009 et en 2010 ; que Mme X a expliqué au rapporteur avoir entrepris plusieurs cures afin de traiter sa dépendance à l'alcool qui remontait, selon elle, à l'année 2000 ;
Attendu que les faits, objet de la présente poursuite disciplinaire, soumis par le garde des sceaux à l'appréciation du Conseil s'inscrivent au moins pour partie dans un registre à caractère médical, ainsi qu'il résulte des conclusions de l'expertise psychiatrique et médico-psychologique du 14 mai 2012 diligentée au cours de la procédure disciplinaire, expertise aux termes de laquelle Mme X souffre d'une pathologie névrotique « qui représente le fond du problème et qui a été à la source de l'addiction alcoolique qu'elle présente en tant que complication », l'« alcoolisation névrotique » de Mme X s'inscrivant dans le contexte « d'une pathologie dépressive » qui « a eu des répercussions sur son activité professionnelle en 2005, 2006 et 2010» ;
Attendu que le dossier de la procédure disciplinaire a mis en évidence l'inaction et la carence du médecin de prévention, qui a manifestement manqué de réactivité en ne provoquant que tardivement la saisine du comité médical à la suite des divers signalements effectués par le président du tribunal ;
Attendu que la situation de Mme X était susceptible de relever des dispositions prévues à l'article 69, alinéa 1er, de l'ordonnance du 22 décembre 1958 précitée, modifiée par la loi organique n°2012-208 du 13 février 2012, dispositions selon lesquelles « lorsque l'état de santé d'un magistrat apparaît incompatible avec l'exercice de ses fonctions, le garde des sceaux, ministre de la justice, saisit le comité médical national en vue de l'octroi d'un congé de maladie, de longue maladie ou de longue durée. Dans l'attente de l'avis du comité médical, il peut suspendre l'intéressé, après avis conforme de la formation compétente du Conseil supérieur de la magistrature » ; qu'il résulte des déclarations faites lors de l'audience par la directrice des services judiciaires que ces dispositions organiques demeurent à ce jour inapplicables et inappliquées en l'absence d'intervention de leur décret d'application, lequel se trouverait actuellement dans le circuit des signatures ministérielles ;
Attendu que si la prise en compte des aspects médicaux de la situation de Mme X aurait justifié la saisine d'un comité médical suivant l'une des deux voies mentionnées ci-dessus, mieux appropriées que la voie disciplinaire suivie en l'espèce, il appartient néanmoins au Conseil supérieur de la magistrature, saisi par le garde des sceaux le 10 mai 2011 de poursuites disciplinaires à l'encontre de Mme X pour la raison indiquée ci-dessus, de statuer sur ces dernières en l'état du droit applicable ;
Attendu que l'acte de saisine du garde des Sceaux du 10 mai 2011, retient, à l'encontre de Mme X, trois séries de griefs :
*Les absences inopinées et pour certaines injustifiées de Mme X
*La désorganisation du service engendrée par le comportement de Mme X
*Le comportement de Mme X au sein du tribunal
*Sur les absences inopinées et pour certaines injustifiées
Attendu que la saisine du garde des Sceaux fait grief à Mme X de ses absences inopinées, et pour certaines injustifiées ; qu'il résulte de l'enquête de l'inspection générale des services judiciaires que le nombre de ses absences, hors congés de maladie et congés légaux, a augmenté de huit en 2009 à trente-deux en 2010 ; que si le président du tribunal compensait chaque absence injustifiée par la retenue d'un jour de congé, cette compensation s'est avérée impossible dans les derniers mois de l'année 2010, Mme X ayant épuisé ses droits à congés ;
Attendu que Mme X a reconnu ces absences inopinées, tant devant le rapporteur que devant le Conseil, expliquant « qu'en raison de l'état dépressif profond dans lequel (elle avait) plongé, (elle) n'étai(t) pas en situation de réagir de façon constructive » ;
Attendu que le grief tiré de ces absences inopinées et pour certaines injustifiées est ainsi établi, caractérisant à l'encontre de Mme X un manquement aux devoirs de son état de magistrat ;
*Sur la désorganisation du service engendrée par le comportement de Mme X
Attendu que selon l'acte de saisine du garde des Sceaux, les absences de Mme X ont provoqué une désorganisation du service par leur caractère doublement imprévisible quant à leur survenance et à leur durée, l'intéressée n'ayant jamais avisé le président du tribunal de ses absences et de leur durée prévisible ;
Attendu qu'il résulte du rapport de l'inspection générale des services judiciaires que si Mme X a d'abord assuré un service mixte, comportant des fonctions pénales et civiles, elle a bénéficié d'un service adapté, progressivement limité au rôle d'assesseur aux audiences correctionnelles et au traitement des compositions pénales et des ordonnances pénales ; que les absences de Mme X ont conduit le président du tribunal, en concertation avec les présidents des audiences correctionnelles, à mettre en place une organisation spécifique des audiences pénales, afin de pallier les absences imprévisibles de Mme X, de même que celles d'un autre magistrat assesseur ;
Attendu que ce système de suppléance a mobilisé quotidiennement un magistrat de permanence, permettant de faire face aux cas où Mme X se serait présentée au tribunal dans l'intention de siéger mais sans être en état de le faire ; que cette circonstance a imposé aussi aux présidents d'audience de préparer les dossiers que Mme X était en charge de rapporter à l'audience en raison de l'imprévisibilité de ses absences ;
Attendu qu'il résulte du rapport de l'inspection générale des services judiciaires que Mme X a bénéficié, de la part du président du tribunal, de la mise en œuvre de mesures appropriées à sa situation et, de la part des magistrats et fonctionnaires de la juridiction, d'une compréhension, d'un soutien et d'un dévouement remarquables, ainsi que de la bienveillance du barreau de xxxxx, en raison des qualités professionnelles que tous lui reconnaissent ;
Attendu que, contrairement à ce qui a été soutenu à l'audience par Mme X, le fait que les magistrats aient été volontaires pour la suppléer ne saurait retirer aux faits leur caractère fautif, alors qu'il est établi, au terme des investigations réalisées par l'inspection générale des services judiciaires, que les difficultés de l'intéressée ont eu des répercussions sur le fonctionnement du tribunal, en raison de l'incertitude pesant quant à sa présence et sa capacité à siéger, ce qu'elle a reconnu devant le rapporteur ainsi que lors de l'audience disciplinaire ;
Attendu que ces faits étant établis, Mme X a ainsi manqué à son devoir de délicatesse à l'égard de ses collègues ;
*Sur le comportement de Mme X au sein et à l'extérieur du tribunal
Attendu, d'une part, qu'il est reproché à Mme X de s'être trouvée, le 28 janvier 2011, en état d'ivresse manifeste, dans le train la conduisant de xxxxx à xxxxx, entraînant, à la suite d'un malaise, l'intervention des sapeurs-pompiers puis des services de la police municipale, avant que Mme X ne soit raccompagnée au tribunal par un magistrat du parquet ; que le procureur de la République près le tribunal de grande instance de xxxxx a classé sans suite la verbalisation du chef d'état d'ivresse manifeste avec un rappel à la loi, en invitant Mme X à poursuivre son traitement ;
Attendu que Mme X a déclaré au rapporteur « ne (pas nier) avoir été en état d'ébriété » et « avoir consommé de l'alcool en raison du choc émotionnel » dû à une difficulté d'ordre familial ; que les faits apparaissent suffisamment établis au regard du procès-verbal établi par la police municipale de xxxxx, annexé en copie au rapport de l'inspection générale des services judiciaires ;
Attendu que Mme X a précisé au procureur de la République le 7 février 2011 qu'elle prenait des anxiolytiques et des antidépresseurs et qu'elle devait s'abstenir de toute consommation alcoolique ; que selon le président du tribunal de grande instance de xxxxx dans une dépêche du 2 février 2011 au premier président de la Cour d'appel de xxxxx, « l'incident du 28 janvier (est intervenu) dans un contexte paradoxal, puisque la situation de Mme X s'améliorait sensiblement depuis son retour de cure à la mi-novembre 2010 » ;
Attendu, d'autre part, qu'il est reproché à Mme X trois autres manifestations publiques d'intempérance à l'extérieur de la juridiction, antérieures à l'incident précédemment examiné du 28 janvier 2011 ;
Attendu que dans la nuit du 7 au 8 juin 2005, Mme X a été interpellée en état d'ivresse dans la salle d'attente de la gare de xxxxx, ainsi que l'établit l'extrait du registre de main-courante du commissariat de police de xxxxx ; que dans l'après-midi du 7 juin 2005, le président du tribunal de grande instance de xxxxx avait invité Mme X à ne pas siéger à l'audience et à rejoindre son bureau, compte tenu de son état d'alcoolisation, cet incident ayant fait l'objet d'un rapport au premier président de la cour d'appel de xxxxx en date du 13 juin 2005 ;
Attendu que le 28 juin 2006, dans l'après-midi, Mme X a été interpellée en état d'ébriété, alors qu'elle était assise sur une bordure de trottoir dans la cour de la gare de xxxxx et, que le 29 juin suivant dans l'après-midi, Mme X a été de nouveau appréhendée dans les mêmes conditions dans une rue à proximité du tribunal de grande instance de xxxxx ; que ces faits ont donné lieu à un rapport du président du tribunal au premier président de la cour d'appel de xxxxx du 12 juillet 2006 ;
Attendu enfin qu'il est reproché à Mme X plusieurs incidents survenus au sein de la juridiction ;
Attendu que le 1er avril 2005, l'audience correctionnelle devait être suspendue par le président, constatant l'incapacité de Mme X à siéger, cet incident donnant lieu à un article le lendemain dans un journal local ;
Attendu qu'il résulte d'un rapport du président du tribunal de grande instance instance de xxxxx au premier président de la cour d'appel de xxxxx en date du 10 octobre 2005 qu'à six ou sept reprises, le président avait interdit à Mme X de siéger compte tenu de son état d'ébriété en fin de matinée et, à plusieurs reprises, l'avait contrainte à sortir de son sac une bouteille de whisky qu'il lui confisquait ;
Attendu, enfin, qu'il résulte des déclarations à l'inspection générale des services judiciaires de M. B, président du tribunal de grande instance de xxxxx, que le 10 octobre 2006, il trouvait Mme X dans la salle de délibéré en état d'ébriété ; que, si elle avait nié dans un premier temps son alcoolisation matinale, elle finissait par reconnaître cet état et lui remettait une mignonette de whisky entamée ;
Attendu que Mme X a reconnu à l'audience que « n'est pas compatible avec la dignité » qu' « un magistrat vienne en juridiction en état d'ébriété », tout en précisant qu'elle n'avait jamais « pris une audience » alors qu'elle n'était pas en état de l'assumer; qu'elle a expliqué les faits par la pathologie dont elle souffrait, s'agissant d'une dépression dont l'addiction à l'alcool était la conséquence ;
Attendu que le comportement de Mme X, manifesté au sein et à l'extérieur de la juridiction, a porté atteinte à l'image et au crédit de l'institution judiciaire et constitue un manquement grave et réitéré au devoir de dignité qui s'impose à tout magistrat, de même qu'au devoir de délicatesse à l'égard des magistrats et fonctionnaires de la juridiction ;
Attendu qu'eu égard à la personnalité du magistrat poursuivi, à son âge, aux aspects médicaux des comportements qui lui sont reprochés, à la circonstance qu'elle a enfin entrepris un traitement médical ayant produit des résultats encourageants de nature à augurer qu'elle pourra reprendre un jour ses activités juridictionnelles, le Conseil estime que la sanction de mise à la retraite d'office sollicitée par le garde des sceaux ne paraît pas adaptée en l'état de l'instruction ;
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Attendu qu'aux termes du rapport d'expertise précité du docteur D du 14 mai 2012, l'«état de santé (de Mme X) n'est actuellement pas compatible avec l'exercice de ses fonctions car en dépit d'une amélioration, la dépression reste présente, il y a une rechute alcoolique de durée limitée assez récente en février 2012, et l'état émotionnel demeure encore très instable » ; que toutefois, le rapport précise que « la stabilisation de l'état de santé (de Mme X) serait à revoir dans un an ; s'il y a une nouvelle expertise, les attestations des praticiens traitants, les examens sanguins mensuels devraient être fournis à l'expert désigné » ;
Attendu que Mme X a indiqué à l'audience avoir entamé depuis 2011 une thérapie la rendant prête, selon elle, à reprendre son activité dans une juridiction ou dans un service spécialisé ; qu'elle produit également à l'audience une attestation du Dr C du 19 octobre 2012 aux termes de laquelle Mme X «a retrouvé une autonomie dans la vie quotidienne, elle assume seule toutes les difficultés sociales que son état ont engendré, elle arrive à mener les démarches concernant sa situation professionnelle sans être submergée par l'angoisse » et que, « on ne peut pas encore envisager une reprise du travail à temps plein (pas de possibilité de mi-temps thérapeutique). Aussi, je sollicite un renouvellement de son congé de longue durée de six mois pour cette patiente » ;
Attendu que Mme X a épuisé ses droits au bénéfice du régime du temps partiel thérapeutique, ayant été dans cette position d'avril 2007 à avril 2008 ;
Attendu qu'en l'état de ces constatations, le Conseil estime qu'il subsiste une incertitude sur la compatibilité de l'état de santé de Mme X avec la reprise de l'exercice de ses fonctions à temps plein ; qu'en conséquence, le Conseil décide de surseoir au prononcé de la sanction et ordonne un complément d'expertise confié au docteur D afin de savoir si et quand l'état de santé de Mme X sera de nature à lui permettre de reprendre son activité juridictionnelle à temps plein, et, d'en préciser, le cas échéant, les conditions ;
PAR CES MOTIFS,
Le Conseil, après en avoir délibéré à huis clos, et hors la présence de Mme Chantal Kerbec, rapporteur ;
Statuant en audience publique, le 23 janvier 2013 pour les débats et le 7 février 2013, par mise à disposition de la décision au secrétariat général du Conseil supérieur de la magistrature ;
Dit que les faits reprochés à Mme X constituent des fautes disciplinaires ;
Sursoit au prononcé d'une sanction et ordonne un complément d'expertise confié au docteur D avec mission :
- de procéder à un examen médical et psychiatrique de Mme X ;
- de faire toutes les observations utiles quant à l'état de santé psychique et physique de Mme X et le cas échéant, de l'inviter à procéder à toutes les analyses de sang ou autres, après tous prélèvements utiles ;
- dire si et quand son état de santé sera compatible avec une reprise de l'exercice de ses fonctions à temps plein, et le cas échéant, dans quelles conditions ;
Le rapport de cet expert devra être remis au Conseil supérieur de la magistrature le 30 juin 2013 ;
Dit n'y avoir lieu à lever l'interdiction temporaire d'exercice des fonctions décidée le 11 mars 2011 ;
Dit que copie de la présente décision sera adressée au premier président de la cour d'appel de xxxxx.