Conseil supérieur de la magistrature statuant comme conseil de discipline des magistrats du siège
Le Conseil supérieur de la magistrature, réuni à la Cour de cassation comme conseil de discipline des magistrats du siège, pour statuer sur les poursuites disciplinaires engagées par le garde des sceaux, ministre de la justice contre M. X, président du tribunal de grande instance de …, sous la présidence de M. Guy Canivet, premier président de la Cour de cassation […] ;
Vu les articles 43 à 58 modifiés par l’ordonnance n° 58-1270 du 22 décembre 1958 portant loi organique relative au statut de la magistrature ;
Vu les articles 18 et 19 de la loi organique n° 94-100 du 5 février 1994 sur le Conseil supérieur de la magistrature, modifiée par la loi organique n° 2001-539 du 25 juin 2001 relative au statut des magistrats et au Conseil supérieur de la magistrature ;
Vu les articles 40 à 44 du décret n° 94-199 du 9 mars 1994, relatif au Conseil supérieur de la magistrature ;
Vu la dépêche du garde des sceaux, ministre de la justice, du 18 avril 2005, dénonçant au Conseil les faits motivant des poursuites disciplinaires à l’encontre de M. X, président du tribunal de grande instance de …, ainsi que les pièces jointes à cette dépêche ;
Vu l’ordonnance du 26 avril 2005 désignant M. Turcey en qualité de rapporteur ;
Vu la décision prise le 24 novembre 2005 par le Conseil supérieur de la magistrature, interdisant temporairement à M. X l’exercice des fonctions de président du tribunal de grande instance de …, jusqu’à décision définitive sur les poursuites disciplinaires ;
Vu l’article 57 de l’ordonnance précitée n° 58-1270 du 22 décembre 1958, modifié par l’article 19 de la loi organique n° 2001-539 du 25 juin 2001 relative au statut des magistrats et au Conseil supérieur de la magistrature ;
Vu les conclusions déposées par Me … le 22 février 2006 ;
Sur le rapport de M. Valéry Turcey dont M. X a reçu copie ;
Après avoir entendu M. Pierre Bigey, sous-directeur de la magistrature, représentant le directeur des services judiciaires du ministère de la justice, M. Turcey donner lecture de son rapport, M. X en ses explications et moyens de défense, Me … en sa plaidoirie, M. X ayant eu la parole en dernier ;
Attendu que, en se fondant sur un rapport de l’inspection générale des services judiciaires daté du mois de juillet 2004, l’acte de saisine du 18 avril 2005 retient, à l’encontre de M. X, des retards excessivement longs dans le prononcé des jugements et sans indications des dates auxquelles les délibérés ont été prorogés, une incapacité de faire face aux obligations d’un président de juridiction, une méconnaissance de l’importance de l’évaluation des activités de celle-ci et une absence de réaction aux retards endémiques dans l’activité d’un juge placé sous son autorité ;
I - Sur les incidents de procédure
Attendu qu’aux termes d’un mémoire déposé le 22 février 2006, M. X soutient que la procédure disciplinaire suivie à son encontre a méconnu ses droits les plus élémentaires, en alléguant, tout à la fois, le caractère secret et la violation de l’obligation d’impartialité dans la phase d’inspection, le non-respect du principe de la contradiction, des garanties des droits de la défense et de la présomption d’innocence au cours de l’instruction par le rapporteur ;
Mais attendu que, contrairement à ce qu’invoque le mémoire, l’article 6 de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l’homme n’est, en tant que tel, pas applicable à la procédure disciplinaire des magistrats ; que les griefs directement tirés des paragraphes 1 et 3 de ce texte sont en conséquence sans fondement ;
Qu’en outre et en premier lieu, ni le reproche général du secret de la phase d’inspection, durant laquelle les garanties des droits de la défense des personnes entendues ne sont pas prévues, ni l’allégation que l’un des inspecteurs chargé de l’enquête appartiendrait à la même promotion de l’Ecole nationale de la magistrature que M. X, ne sont de nature à entacher de nullité des investigations conduites par les services de l’inspection générale des services judiciaires reproduites dans le rapport précité ;
Qu’en deuxième lieu, ni le rapporteur ni le Conseil ne sont tenus de procéder aux auditions des témoins en présence du magistrat poursuivi ou de satisfaire aux demandes d’investigations qu’il formule lorsqu’elles ne sont pas utiles à l’examen de la poursuite ; qu’après les multiples investigations et auditions demandées par le défenseur de M. X – et auxquelles il a été procédé –, celles qui sont énumérées dans la lettre adressée par celui-ci au Conseil le 7 février 2006 quelques jours avant la date prévue pour la séance du Conseil – et reprise dans son mémoire – ne présentent pas d’intérêt au regard des griefs précisément articulés dans l’acte de saisine ;
Qu’en troisième lieu, la publication d’un article dans le journal du … évoquant les poursuites disciplinaires engagées contre M. X ne peut constituer une violation de la présomption d’innocence de nature à vicier la régularité de la procédure disciplinaire dès lors qu’il n’est pas établi que l’information publiée proviendrait de l’instance disciplinaire elle-même ;
Attendu enfin que, à l’ouverture de l’audience, M. X a demandé l’audition par le Conseil de …, président du tribunal de grande instance de …, … président du tribunal de commerce de …, … greffier en chef de cette juridiction, …, avocat au barreau de …, et de … greffier en chef adjoint du tribunal de grande instance de … ;
Qu’en ayant délibéré, après avoir entendu les explications de … sur la nécessité d’entendre ces personnes, le Conseil n’a pas estimé utile de procéder à une nouvelle audition de …, … et de … déjà entendus par le rapporteur à la demande de M. X et à partir des questions posées par celui-ci ; qu’en revanche, … a été invité à déposer ;
II - Sur les griefs disciplinaires
1 - Sur les griefs relatifs à l’activité juridictionnelle de M. X
Attendu qu’il résulte du rapport d’inspection que M. X a montré une négligence récurrente dans le traitement des affaires soumises à sa décision ; que les relevés effectués montrent que cette pratique dilatoire habituelle, d’abord constatée dans les affaires familiales, est devenue flagrante lorsqu’au cours de l’année 2000, durant la grève des juges du tribunal de commerce de …, il a assuré la présidence de la formation collégiale de cette juridiction ; que le tableau dressé par l’inspection fait apparaître que 36 jugements ont été rendus après un délibéré de plus d’un an, dont 18 à plus de deux ans et 6 entre 3 et 4 ans, de sorte que dans certaines affaires plaidées en 2000, les jugements n’ont été rendu qu’en 2003, voire 2004 ;
Que les explications fournies par l’intéressé sur l’ampleur de sa charge de travail, par ailleurs mise en doute par les vérifications effectuées et sensiblement allégée à partir de 2002, ne peuvent expliquer un tel retard, assimilable dans certains cas à un déni de justice ; qu’il est également avéré que ces prorogations de délibéré n’ont donné lieu à aucun avertissement aux parties tenues dans l’ignorance de la date à laquelle interviendrait la jugement ; que M. X qui dans l’ensemble ne conteste pas ces retards parfois considérables admet un désordre tel dans son activité juridictionnelle qu’il était dans l’impossibilité de traiter chronologiquement les affaires en attente de sa décision ;
Attendu que d’autres relevés font apparaître, au cours des années 2002 et 2003, pour les affaires fixées à ses propres audiences au tribunal de grande instance, notamment dans le contentieux des affaires familiales, qu’ont été imposés aux parties des délais anormalement longs, parfois de plus de six mois, entre le prononcé des décisions et la délivrance des copies exécutoires ; que selon les vérifications effectuées, ces retards ont été causés par le différé d’établissement des minutes de décisions civiles prononcées sans être motivées ;
2 - Sur les griefs relatifs aux manquements de M. X dans la présidence du tribunal de grande instance de …
Attendu qu’il est avéré que M. X s’est abstenu d’utiliser dans la gestion de la juridiction confiée à sa présidence les instruments de contrôle nécessaires à une organisation correcte du service des audiences, ce qui ne lui a pas permis de réagir de manière adaptée à l’enlisement de la chambre de la famille provoquée par des retards endémiques d’un des juges dans le traitement des dossiers ; que cette absence de connaissance et de maîtrise des flux de contentieux a été particulièrement remarquée lors des audiences solennelles de début d’année judiciaire entre 2000 et 2003, à l’occasion desquelles il a été incapable de rendre compte de l’activité de la juridiction ;
Attendu que le même désintérêt s’est manifesté, à partir de l’année 2000 – et jusqu’à la cessation de ses fonctions – dans la gestion administrative et budgétaire du tribunal aussi bien que dans les instances d’animations, de concertation et de dialogue social, le comité d’hygiène et de sécurité, le conseil départemental de l’aide juridique où il n’a pas procédé aux adaptations rendues nécessaires par la transformation en conseil départemental d’accès au droit, la création et l’administration de la maison de la justice et du droit ;
Attendu que la perte d’autorité consécutive à ses propres carences juridictionnelles et son incapacité à assurer utilement la direction de la juridiction ont privé M. X de toute autorité à l’égard des magistrats placés sous son administration, provoquant avec certains d’entre eux qui lui reprochaient une répartition inappropriée et inégalitaire des charges, des tensions ou même des oppositions dans l’élaboration des tableaux de service, notamment à l’occasion de la reprise de l’activité du tribunal de commerce au début de l’année 2000 ; qu’il s’est refusé à décider les mesures propres à réduire les retards d’un juge et la résorption des affaires en instance à la chambre de la famille et que, totalement décrédibilisé auprès de ses collègues, interlocuteurs et collaborateurs, il s’est finalement trouvé dans l’impossibilité d’assumer ses fonctions de président de juridiction ;
Qu’un des aspects les plus voyants de cette fuite des responsabilités est, en dépit des incitations du premier président de la cour d’appel, de l’attente de ses collègues, des protestations des avocats et des réclamations des justiciables, l’absence de réaction pour remédier aux retards provoqués par l’activité insuffisante de l’un des juges aux affaires familiales ;
Attendu que les explications fournies par M. X : incendie de la salle d’audience en 1998, surcharge de service due à la reprise du contentieux commercial au cours de l’année 2000, carence dans la direction du greffe, difficultés relationnelles avec certains vice-présidents de la juridiction ouvertement opposés à ses méthodes de gestion, absence d’écoute du premier président de la cour d’appel et insuffisance des moyens, ne justifient pas ses graves défaillances constatées dans sa propre activité juridictionnelle et son désengagement manifeste dans la direction des services du tribunal ;
Que les déclarations de soutien d’anciens collègues et de certaines personnes de son entourage professionnel dont il a entretenu la sympathie par des relations cordiales ne contredisent pas les faits objectivement constatés, tant par les relevés effectués dans les services du greffe que par le témoignage des magistrats, agents du greffe et bâtonnier successivement entendus par les services de l’inspection et par le rapporteur ;
Attendu qu’un tel comportement, qui s’est poursuivi entre 1999 et 2004, caractérise tout à la fois un manquement aux devoirs du magistrat et une incapacité de faire face aux obligations spécialement attachées à la fonction de président de juridiction ; qu’en s’abandonnant, durant quatre années au moins, à cette attitude passive et irresponsable, tout en sachant les désordres au sein de la juridiction, la perte de considération des auxiliaires de justice, le préjudice souffert par le service de la justice et la trahison des attentes légitimes des justiciables qu'elle provoquait, M. X a manqué à l’honneur, de sorte que les faits ainsi qualifiés sont exceptés du bénéfice de l’amnistie prévue par la loi n° 2002-1062 du 6 août 2002 ;
Attendu qu’en considération des services accomplis par M. X jusqu’en 1999, qui n’ont dans l’ensemble donné lieu à aucune réserve dans les évaluations successives dont il a fait l’objet, lui sera appliquée la sanction disciplinaire du retrait de fonction assorti du déplacement d’office ;
Par ces motifs,
Statuant en audience publique du 22 février 2006, pour les débats et le 3 mars 2006, date à laquelle la décision a été rendue ;
Rejette les exceptions de nullité ;
Rejette les demandes d’audition de … et … et de … ;
Prononce à l’encontre de M. X la sanction du retrait des fonctions de président de tribunal de grande instance assortie du déplacement d’office prévus par les 2° et 3° de l’article 45 et conformément aux dispositions de l’article 46, alinéa 2, de l’ordonnance du 22 décembre 1958 susvisée.