Conseil supérieur de la magistrature statuant comme conseil de discipline des magistrats du parquet
La formation du Conseil supérieur de la magistrature compétente pour la discipline des magistrats du parquet, sur les poursuites disciplinaires exercées contre M. X, procureur de la République près le tribunal de grande instance de V,
Vu l’article 65 de la Constitution modifié par la loi constitutionnelle du 27 juillet 1993 ;
Vu l’ordonnance n° 58-1270 du 22 décembre 1958 portant loi organique relative au statut de la magistrature, modifiée par la loi organique n° 94-101 du 5 février 1994 ;
Vu la dépêche en date du 19 mai1994 de M. le ministre d’État, garde des sceaux, ministre de la justice, à M. le procureur général près la Cour de cassation, président de la formation du Conseil supérieur de la magistrature compétente pour la discipline des magistrats du parquet, saisissant cette formation pour avis sur les poursuites disciplinaires exercées contre M. X, l’entier dossier ayant été mis à la disposition de M. X et à celle de ses conseils, M. Alain Vogelweith, juge d’instruction au tribunal de grande instance de Lille, M. Jean-Claude Nicod, substitut du procureur général près la cour d’appel de Pau, et M. Pierre Lyon-Caen, avocat général à la Cour de cassation ;
Vu le dossier administratif de M. X, également mis préalablement à sa disposition et à celle de ses conseils ;
Vu les débats qui se sont déroulés à la Cour de cassation le 20 janvier 1995 au cours desquels :
M. X a comparu assisté de ses conseils MM. Lyon-Caen et Nicod, M. Vogelweith, régulièrement avisé, étant absent ; le rapporteur a été dispensé par toutes les parties et les membres du Conseil de la lecture de son rapport qui avait été antérieurement communiqué à tous ;
M. X a fait présenter par ses conseils une demande aux fins de voir autoriser son épouse, magistrat, à assister à cette audience, ce qui a été refusé par la formation, au visa de l’article 57 de l’ordonnance du 22 décembre 1958 relative au statut de la magistrature, sur les conclusions de M. Jean-François Weber, le demandeur et ses conseils ayant eu la parole les derniers ;
Les conseils de M. X ont tenu à se démarquer des termes d’un article relatif à la présente procédure paru la veille dans le quotidien « Le Monde », ce dont il leur a été donné acte ;
M. X a demandé l’audition de M. A, procureur général près la cour d’appel de W, en qualité d’ancien supérieur hiérarchique, demande à laquelle il a été fait droit après délibéré sur les conclusions de M. Jean-François Weber qui a soutenu que l’instruction d’une poursuite disciplinaire ne pouvait être menée qu’avant audience et non devant la formation réunie en vue d’émettre un avis, M. X et ses défenseurs ayant eu la parole les derniers ;
M. X, interrogé sur chacun des faits dont le conseil était saisi, a fourni ses explications, M. le directeur des services judiciaires a présenté ses demandes, MM. Nicod et Lyon-Caen ont assuré la défense de M. X qui a eu la parole le dernier ;
Le contradictoire et l’exercice des droits de la défense ayant ainsi été assurés ;
L’affaire ayant ensuite été mise en délibéré au 30 janvier 1995 après-midi ;
I - Sur la co-direction du tribunal
Considérant qu’il est globalement fait grief à M. X, comme, par ailleurs, à M. Y d’avoir manqué aux obligations spécifiques découlant de leur qualité de chef de juridiction et d’avoir instauré, au sein du tribunal dont ils avaient la charge, un climat de dissension profonde et irréversible, portant atteinte au fonctionnement de la juridiction et à la crédibilité du service public de la justice ;
Qu’il est, à cet égard, plus spécialement, reproché à M. X de n’avoir pas respecté l’obligation d’élaborer des rapports en commun, de n’avoir pas maintenu la concertation nécessaire à la tenue des assemblées générales, d’avoir abandonné ses prérogatives aussi bien pour la notation des fonctionnaires que pour la gestion du budget ; enfin, de n’avoir pas su préparer, en accord avec le président, la mise en œuvre de la réforme de procédure pénale née de la loi du 4 janvier 1993 ;
Considérant que le magistrat candidat aux fonctions de chef de juridiction accepte nécessairement, par là même, de consacrer son temps et ses efforts, non seulement à son activité spécifique, mais aussi au bon fonctionnement de l’ensemble de la juridiction, conformément à l’article R. 812-1 du code de l’organisation judiciaire ; que, dans ce dernier domaine, président et procureur ont une responsabilité partagée qui implique concertation et recherche de solutions communes afin qu’à l’extérieur comme à l’intérieur de l’institution, l’image de la justice ne soit pas obscurcie par des divisions ; que si la nécessaire recherche d’un consensus par le dialogue ne saurait exclure qu’apparaissent parfois des opinions divergentes, encore faut-il que celles-ci s’expriment dans le respect du contradictoire et avec la réserve qui s’impose ;
Considérant qu’il résulte des pièces du dossier et des débats que les deux chefs du tribunal de V n’ont plus, l’un avec l’autre, aucune relation personnelle et directe ; qu’il est, ainsi, quotidiennement contrevenu aux principes de la co-direction et de la concertation ;
Qu’il importe donc de rechercher si une telle situation est la conséquence de faits précis imputables à M. X ;
Considérant, à cet égard et s’agissant des rapports communs, que les exemples relevés par l’inspection des services judiciaires sont insuffisants pour caractériser, chez M. X, une volonté délibérée de se soustraire à ses obligations ;
Qu’en effet, le rapport du 19 octobre 1992 transmettant les notices des juges d’instruction a été signé par le vice-président, sans qu’il puisse être établi que M. X aurait, à cette fin, volontairement choisi d’attendre une absence du président ; que le rapport rédigé avec retard le 23 juin 1992 pour assurer l’envoi de bulletins de vote concernant un scrutin professionnel a bien été signé par les deux chefs du tribunal, M. X ayant simplement, dans un rapport distinct adressé au seul procureur général, précisé, sans au demeurant chercher à échapper à ses responsabilités, que l’ensemble des opérations avait été pris en charge par les services du siège ; qu’enfin, si le rapport relatif à l’inspection, le 1er février 1993, au tribunal d’instance de G, n’a pas été signé en commun c’est pour la seule raison que le président y a fait obstacle, notifiant à M. X « qu’il ne lui appartenait pas de porter la moindre appréciation sur un magistrat du siège » ;
Considérant, s’agissant de la préparation des assemblées générales, qu’en application des articles R. 761-2, R 761-45 et R. 761-50 du code de l’organisation judiciaire, la fixation de l’ordre du jour est de la compétence du président, après consultation de la commission restreinte ou de la commission permanente ; que le greffier en chef a attesté que ces commissions s’étaient effectivement réunies ; que M. X, même s’il a dû présenter parfois ses demandes par écrit, a toujours pu faire inscrire à l’ordre du jour les sujets qu’il souhaitait voir examinés ; qu’ainsi aucun manquement précis dans la préparation des assemblées générales n’est caractérisé ;
Considérant, s’agissant de la notation des fonctionnaires, que M. X affirme n’avoir aucunement abandonné ses prérogatives et avoir toujours participé à la notation de l’ensemble des fonctionnaires, même s’il était nécessairement plus précis pour ceux du parquet qu’il connaissait mieux que les autres ; que la suppression, en 1992, des réunions de notation, remplacées par un examen séparé des projets de notation préparés par le greffier en chef, ne saurait, à elle seule, et à la supposer imputable à M. X, constituer une faute disciplinaire ;
Considérant, pour ce qui est de l’exécution du budget, qu’une très large délégation a été, en fait, donnée au greffier en chef et à la secrétaire du président ; qu’aucune faute précise n’est imputée à M. X ; que la situation déficitaire révélée au terme de l’exercice 1993 ne saurait donc être considérée comme procédant d’un manquement de sa part, alors même qu’il n’est fait au président du tribunal, lui aussi objet de poursuites disciplinaires, aucun grief à cet égard ;
Considérant, s’agissant de la mise en œuvre de la réforme de procédure pénale du 4 janvier 1993, que M. X, s’il a refusé de prendre part à une réunion organisée conjointement par le président du tribunal et le bâtonnier de l’ordre des avocats, a, de son côté, et en vain, proposé que soit organisée une réunion commune au parquet et aux juges d’instruction, puis que soit convoquée une assemblée générale du tribunal ; que la divergence ainsi apparue entre les deux chefs de juridiction quant au choix des moyens à mettre en œuvre pour préparer au mieux l’application d’une loi nouvelle ne saurait, à elle seule, caractériser un manquement disciplinaire ;
Considérant, dans ces conditions, que, pris isolément, aucun des comportements ci-dessus analysés et imputés à M. X ne peut constituer une faute disciplinaire ;
Considérant que l’accumulation des comportements dans les circonstances de fait ci-dessus rapportées relèverait du domaine disciplinaire s’il était établi que les difficultés ainsi relevées, ont trouvé leur origine dans le différend d’ordre personnel opposant les deux chefs de juridiction ou dans la volonté d’assouvir des rancœurs ;
Considérant, cependant, qu’au terme des débats, la preuve de l’existence d’un tel mobile n’est, en l’espèce, aucunement rapportée ;
Qu’il est, d’ailleurs, significatif, à cet égard, que du chef des seuls griefs ici examinés, les agissements imputés à M. X sont tous des comportements d’abandon et de renoncement, aucun d’eux ne pouvant être considéré comme agressif à l’encontre du président du tribunal ni susceptible de porter atteinte à l’autorité de ce magistrat ;
Considérant qu’aucune faute disciplinaire ne peut donc, sur ce terrain, être retenue à l’encontre de M. X ;
II - Sur le comportement de M. X à l’égard du greffier en chef
Considérant qu’au terme de longs débats, relatifs à des poursuites correctionnelles engagées à l’encontre d’un ancien bâtonnier de l’ordre des avocats de V, du chef de fraude fiscale, le président, M. Y a, le 1er février 1991, suspendu son audience pour délibérer ;
Que, moins de quinze minutes plus tard et hors la présence de M. X, qui avait lui-même porté la parole, le président a donné lecture d’une décision de relaxe contraire aux réquisitions du ministère public ;
Qu’à la demande du procureur de la République, le greffier en chef, M. Z, a préparé un premier projet de jugement faisant état de l’absence du chef du parquet ;
Que le président a refusé d’entériner un tel projet et a fait supprimer la mention relative à l’absence du ministère public ;
Que le greffier en chef ayant informé le procureur de la République de la décision du président, M. X a rappelé à M. Z que le fait de signer un jugement comportant la mention mensongère de la présence d’un magistrat du parquet pouvait être qualifié de faux en écritures publiques et appeler l’ouverture d’une information judiciaire ;
Qu’il est fait grief à M. X d’avoir, en tenant de tels propos en présence de deux membres du parquet, manqué de délicatesse à l’égard du greffier en chef et pris le risque de compromettre son autorité ;
Considérant que la matérialité de ces faits n’est pas contestée par M. X, lequel soutient avoir essentiellement cherché à rappeler à son interlocuteur quelles étaient ses obligations au regard de la loi et n’avoir évoqué l’ouverture d’une information que sur le mode humoristique ;
Considérant qu’en rappelant les devoirs de sa charge au greffier en chef du tribunal, compte tenu de la place que ce dernier occupe dans la hiérarchie des greffes, le procureur de la République n’a fait que remplir lui-même le devoir que lui impose l’article R. 812-1 du code de l’organisation judiciaire ;
Qu’il ne saurait donc être retenu de ce chef, à son encontre, une quelconque faute disciplinaire ;
III - Sur les incidents des 11 et 12 juin 1993
Considérant qu’une information judiciaire ayant été ouverte, le 11 juin 1993, à la suite de violations de sépultures juives commises le même jour dans le cimetière de V, le président du tribunal, M. Y, auquel la procédure avait été remise dans l’après-midi du vendredi, a choisi, en l’absence, selon lui, de toute urgence et en dépit de la vive émotion provoquée par de telles dégradations, de différer jusqu’au lundi la désignation du juge d’instruction ;
Qu’informé de cette situation qui rendait toute investigation juridiquement impossible, M. X en a rendu compte, le samedi 12 juin, au procureur général de H et lui a proposé de faire paraître un communiqué de presse destiné à dégager publiquement la responsabilité du parquet ;
Que le procureur général, espérant pouvoir faire régler la difficulté par le premier président de la cour d’appel, a d’abord écarté une telle proposition ; qu’après le refus d’intervenir opposé par le premier président, il a donné son accord au procureur de la République, à la fois sur le principe et sur le contenu du message de presse ;
Que M. X a, ainsi, remis à l’agence AFP, un texte, commenté le soir même dans l’émission régionale de FR3 et repris le lendemain dans la presse écrite locale, ainsi libellé :
« Dans la nuit du 11 juin, plus de 80 sépultures ont été profanées dans le cimetière juif de V Cette entreprise ignominieuse, méthodiquement exécutée, ne peut être le fait d’un seul individu ou d’un dément. Après un transport de justice, le procureur de la République de V a décidé, en accord avec sa hiérarchie, l’ouverture d’une information judiciaire. On peut regretter que plus de 24 heures après ces incompréhensibles exactions, aucun magistrat instructeur n’ait encore été désigné. Cette situation paralyse, en effet, l’action publique dans une affaire d’une particulière gravité et laisse les services de police sans direction dans un vide juridique en un moment crucial des investigations » ;
Que la polémique ainsi engagée s’est poursuivie, le lundi 14 juin, par la publication d’un autre communiqué, émanant du président du tribunal, soutenant que l’analyse du procureur de la République était erronée et qu’il n’appartenait pas à ce dernier de choisir son juge ;
Considérant qu’il est, à cet égard, fait grief à M. X d’avoir révélé publiquement la dissension existant entre les deux chefs de juridiction et ainsi porté atteinte à la crédibilité de l’institution judiciaire ; d’avoir agi, à la fois, dans un état d’esprit conflictuel et pour se mettre personnellement en valeur ; enfin, d’avoir manqué à la loyauté envers le procureur général, notamment en s’abstenant de l’informer des réserves émises par le préfet sur l’opportunité du communiqué ;
Considérant que M. X ne conteste aucunement la matérialité des faits mais soutient qu’il s’est, en la circonstance, conformé étroitement aux instructions reçues du procureur général ;
Que le procureur général, M. A, a, pour sa part, confirmé avoir donné de telles instructions ;
Considérant que le grief tenant à la recherche de la valorisation personnelle doit être écarté, M. X faisant valoir avec pertinence que, si tel avait été le cas, il n’aurait pas immédiatement ouvert l’information et aurait poursuivi, dans le cadre juridique de la flagrance, une enquête dont il aurait alors conservé seul la maîtrise ;
Considérant que le grief de manquement à la loyauté est lui-même insuffisamment caractérisé ;
Qu’il résulte, en effet, de l’enquête et des débats que l’entretien au cours duquel le préfet a émis des réserves sur le principe du communiqué de presse est intervenu après que le procureur général avait donné son accord définitif ; qu’il ne peut donc être reproché à M. X d’avoir, avant la décision, dissimulé au procureur général un élément d’appréciation important ;
Mais, considérant que si des dysfonctionnements judiciaires en viennent à entraver le cours d’une procédure, il appartient aux chefs de la juridiction de tenter par la discussion d’y porter remède, même si l’origine de la difficulté doit être recherchée chez l’un d’eux ; que le bien de la justice commande qu’au-delà des sentiments personnels, la communication orale, ou à la rigueur écrite, ne soit jamais interrompue ; que si l’absence d’accord peut parfois conduire, dans le seul intérêt de la procédure ou de l’institution, à diffuser un communiqué précisant la question controversée, ce ne saurait être l’occasion de jugements de valeur sur les personnes ;
Considérant, dès lors, que M. X a, dans l’exercice de ses fonctions de chef de juridiction, manqué à ses obligations ;
1 - en s’abstenant, et plus spécialement à partir du moment ou l’absence de désignation du juge d’instruction a été portée à sa connaissance, d’attirer personnellement l’attention du président du tribunal sur la nécessité et l’urgence d’une telle mesure ;
2 - en publiant un communiqué de presse qui mettait en cause le président du tribunal et dénonçait l’inaction de ce magistrat sans avoir, au préalable, tenté aucune démarche personnelle auprès de lui pour surmonter la difficulté qui était apparue ;
3 - en prenant l’initiative de rendre publique la dissension qui l’opposait au président du tribunal et en prenant, ainsi, le risque de porter une atteinte grave au prestige de l’institution judiciaire ;
Considérant que l’autorisation donnée par le procureur général ne saurait, à elle seule, exonérer M. X de toute responsabilité dès lors que les circonstances de l’espèce font apparaître que ce dernier a pris l’initiative de proposer le communiqué et a joué, dans le processus de décision, un rôle déterminant ;
Considérant que la mise en cause publique du président, laquelle ne pouvait avoir qu’un retentissement considérable eu égard au climat d’émotion intense suscité par les profanations de sépultures, constitue de la part de M. X un manquement grave à ses fonctions de chef de juridiction qui rend inopportun son maintien à la tête du parquet de V ;
Par ces motifs,
Émet l’avis qu’il y a lieu de prononcer contre M. X la sanction du déplacement d’office prévue à l’article 45, 2°, de l’ordonnance du 22 décembre 1958 relative au statut de la magistrature ;
Dit que le présent avis sera transmis à M. le ministre d’État, garde des sceaux, ministre de la justice, et notifié à M. X, par les soins du secrétaire de la formation du Conseil supérieur de la magistrature compétente pour la discipline des magistrats du parquet.